Ça va être à vous

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Nouvelles - Littérature Générale
Je me demande comment ce sera, après. J'y ai beaucoup réfléchi et je n'arrive pas trop à savoir. Je m'imagine, je me fais des films, mais je ne peux pas savoir tant que je n'y serai pas. J'ai essayé de lire des témoignages de gens qui sont passés par là, ou d'aller à des groupes de paroles où on parle de nos angoisses d'avant et de notre vie d'après, mais... ça n'a jamais résonné. Jamais je n'ai lu ou entendu un témoignage qui me fasse dire : « Voilà, je pense que je réagirai comme ça ! ». Je crois pourtant pas être tellement unique. Non, c'est juste que c'est un putain de saut dans l'inconnu que je n'arrive pas encore à appréhender.
Faut dire que c'est tout neuf. Enfin, neuf, oui et non. Ma mucoviscidose je l'ai depuis que je suis tout petit, j'ai passé trente et un ans avec des poumons endommagés. Et je l'ai bien acceptée, toute proportion gardée. J'ai essayé d'en rire : je parlais de ma date de péremption, comme si je m'identifiais à ces nombreux médicaments que je prenais tous les jours. Je me suis construit une personnalité désinvolte, qui faisait parfois dire à d'autres que je ne manquais pas d'air dans mes réparties, et intérieurement je levais le poing, comme un doigt d'honneur à la nature.
Mais ça n'a tenu qu'un temps. Vers vingt ans, j'ai réalisé que je ne pouvais plus faire semblant d'être détaché, de prétendre que j'avais accepté l'idée de mourir alors qu'en fait, chaque signe de détérioration de ma condition était une souffrance supplémentaire, qui venait s'ajouter aux souffrances physiques d'un corps qui a du mal à suivre.
C'est pas tellement les douleurs qui m'ont amené à ouvrir les yeux. Il y avait certes les difficultés pour les petits gestes, ces choses que je faisais peut-être moins facilement que d'autres, avant, mais que je faisais tout de même et qui sont devenues trop fatigantes : monter un escalier, faire du vélo sur terrain plat, déplacer la table basse du salon, attraper la couverture en haut de l'armoire. Il y avait aussi ces aiguilles que je sentais de plus en plus à chaque inspiration et à chaque expiration, comme si les membranes de mes poumons étaient coincées entre deux tapis de clous.
Mais surtout, ce qui m'a fait réaliser que je voulais pas crever, ça a été les cauchemars. J'ai commencé à faire des rêves où j'étais prisonnier d'une toute petite salle, dont les murs rétrécissaient rapidement. Des rêves où je me noyais et où mes poumons se battaient comme jamais pour chercher de l'air. Des rêves où je suffoquais, les mains griffant ma gorge et ma poitrine pour essayer de trouver un peu d'oxygène. C'est après un de ces rêves que j'ai ouvert les yeux. Mais attendez, je suis allé trop vite, je rembobine.
Avant ça, il y eut l'idée de la greffe. Jusque là, j'avais lu deux, trois trucs dessus, mais comme on s'intéresse à l'histoire du Japon, par curiosité, pas pour aller vivre au temps des samouraïs. Quand mon pneumo a évoqué cela de façon concrète pour la première fois, ça m'a fait peur. J'ai pas compris tout de suite pourquoi.
J'ai lu les statistiques de réussite et je me suis dit que vivre trois ans de plus, même dans ma condition, c'était toujours mieux que de crever sur le billard. Que passer deux ans avec un bipeur à la ceinture qui, à tout instant, pouvait me forcer à arrêter ce que je faisais pour aller à l'hôpital, ce serait vraiment inconfortable. Qu'être bloqué dans un périmètre d'une heure autour de l'hôpital, ce serait pas une vie. Que toutes les difficultés post-opératoires, les risques de rejet, les médocs à vie, ça valait peut-être pas la peine. J'ai fini par me persuader qu'il valait mieux enfin accepter la mort plutôt que de vivre ça.
C'est quand j'ai mis des mots là-dessus que j'ai changé. Je me rappelle de ce matin où, après un cauchemar pourtant classique, je me suis dit, en me servant une tasse de café : « Mieux vaut mourir que de vivre tout ça, non ? » Mieux vaut mourir que de vivre tout ça. Mieux vaut mourir que de vivre ?
Ça me paraît ridicule, aujourd'hui, d'avoir pensé des trucs aussi futiles. Avoir mis en balance le bipeur et la possibilité de vivre. Mais ce matin-là, particulièrement, la débilité de mes craintes m'a pété à la gueule. Oui, c'est ce matin-là que j'ai ressenti comme un élan de vie, j'ai pas d'autres mots pour ça, quelque chose de sauvage et de violent, une envie de passer encore quelques années avec ma compagne, de rechanter sur scène, de refaire du vélo, une envie de continuer à chercher ce fichu tissu pour nettoyer mes lunettes après une grosse pluie.
Cet élan n'est pas resté longtemps. Mais cette explosion vitale a résonné quelques semaines, le temps de se faire à l'idée de la greffe.
Alors vient le temps de se projeter. J'ai fini par comprendre pourquoi j'avais peur de sauter le pas. C'est qu'il me fallait d'abord faire le deuil de mes poumons. Accepter la greffe, c'était accepter de me séparer d'une partie de moi, sur laquelle j'ai travaillé pendant si longtemps. Mes poumons et moi, on a été des frères ennemis. Pendant trente ans, je les ai détestés, j'ai eu envie de les arracher, de les brûler, de m'en exorciser ; et pendant trente ans, je les ai aimés, dorlotés, accompagnés, soignés, je leur ai chanté des berceuses dans ma tête pour les apaiser.
Aujourd'hui, enfin, ça ne me fait plus peur de me séparer d'eux. En revanche, je m'interroge sur l'après. Comment ce sera, de respirer librement ? Est-ce que j'aurai l'impression d'être dans mon propre corps ?
En quelque sorte, je me sens comme un père adoptant. On va me confier des poumons, mais ce n'est pas moi qui les ai mis au monde, biologiquement, ce ne sont pas les miens. On me les confie parce que ses parents biologiques ne sont plus mais... est-ce que je vais les accepter comme les miens ? Est-ce qu'ils vont s'attacher à moi ? Ou est-ce que toute ma vie, je vais me rappeler du fait qu'ils ne sont pas vraiment miens ? Est-ce que je vais vivre en constante schizophrénie, comme si on était deux dans mon corps ?
Mais comme un père adoptant, je crois que je ne le saurai que quand je les rencontrerai.

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