Brume-Océan

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Cette œuvre s’est démarquée en mettant en avant l’humain et les réactions qu’il peut avoir face à un destin tragique. L’inexorable

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Nouvelles - Imaginaire
Sac sur l'épaule, je me retourne sur le seuil de l'anfractuosité : cette grotte était ma dernière demeure. Y renoncer me coûte, mais je n'ai pas le temps de m'apitoyer : la marée de brumes rampe à mes semelles, tend ses vrilles vers le cuir de mes bottes, coule vers l'entrée de mon abri de fortune. Avant ce soir, elle aura noyé ce trou. Je m'arrache à la nappe vaporeuse comme un insecte s'extrait de la toile d'araignée. Le brouillas s'effiloche, tente de me retenir, se tortille autour de l'empreinte de mon pied. J'escalade un rocher puis bondis vers une corniche étroite, hors de portée. Elle semble frustrée.
Ce versant me protège des bourrasques, mais je suis si proche du sommet ! Je ne peux résister : je grimpe jusqu'au faîte du pic. Au milieu d'un éboulis, entre les dernières touffes rampantes de campanules, je me dresse sur le toit du monde. Pourtant, jamais je n'ai si peu eu l'impression de culminer à 2500 mètres d'altitude : la brume-océan étale son horizon cotonneux dans toutes les directions, à l'infini. Elle annihile toute notion de vertige, dissimule mon exploit de montagnard. Elle cache sous son tapis les débris de nos vies.

Apparue un lugubre matin à la surface de tous les océans, elle n'a fait que gonfler. Elle a rampé sur les plages et les quais, investi les bas quartiers d'Acireal, englouti les abords du castel puis la place forte tout entière. Elle s'est écoulée dans les vallées jusqu'à lécher les pieds de tous les monts. Elle nous a séparés, chacun sur nos perchoirs, mais aucun ne se dressait assez haut : disparu, le refuge du mont Bottero ; oublié, le monastère des Éperviers ; perdues dans le brouillard elles aussi, les célèbres aiguilles de Zagarise. Et avec les bâtisses et les pierres, la brume a dissous tout le monde, anonymes et proches : ma tendre Bella et mon petit Julio, piégés à la bastide de Cicala, mon frère jumeau Lisandro en visite chez nos parents dans la région de Gliano. Tous : famille, amis, troupeaux, jusqu'à mon chien. En sept années, elle a tout avalé, n'a rien recraché, et son appétit demeure insatiable. Le bout de caillou sur lequel je me tiens est tout ce qu'il subsiste de mon pays. Il n'y a plus que moi, un talon de jambon fumé au fond de ma maigre besace, une outre vide, et une poignée de fleurs frissonnantes. La brume nous gobera comme elle a sucé tout le reste, à son rythme lent et inexorable. Son niveau monte d'environ un pas chaque jour : je dois me forcer pour ne pas calculer, pour m'épargner ce lugubre compte à rebours.

Le vent me gifle, me bouscule, me claque le bas du manteau sur les chevilles. La brume ? Elle ondule à peine, vaguement agitée de remous. Aux courants d'altitude, elle abandonne tout juste quelques tendrons vaporeux en guise de gerbes d'écume. Subjugué de lumière sous une voûte d'un azur éclatant, je tombe à genoux. Je ne peux plus fuir nulle part. Rabattu et acculé par un prédateur patient, l'ancien vagabond est devenu insulaire.
Je suis piégé.
Ma vessie me titille, alors je me place dos au vent et délace mon haut de chausse. Je lui pisse au visage, à la brume, comme j'ai pris coutume de le faire tous les jours. Pour arroser cette mer de nuages infinie, je pousse le jet d'urine au plus loin. Il disparaît sans un son, pas même un clapot : cela ne lui fait ni chaud ni froid, à la brume. Elle l'absorbe, comme elle a absorbé tout le reste. Elle m'a dépouillé de tout, colère comprise. Pire : je l'aime presque. Tout au moins, je ne peux m'empêcher de la trouver magnifique. En cet instant, elle atténue les rayons solaires en teintes pastel, accroche des paillettes d'or sur l'arête de ses vagues, se creuse en ombres ocre, sinue avec la grâce d'une aurore boréale. Au matin, je l'ai parfois contemplée en champ de neige éclatant, en territoire de poudreuse inviolé. En fin de journée, elle se mue en un paysage de dunes dans lequel je fais office de dernier mirage.
Ah ! Écoutez-moi donc ! Elle a tué toute vie sur cette terre, génocidé un monde entier, et je lui trouve le charme d'une femme fatale.
Au point où j'en suis : quitte à disparaître, pourquoi ne pas se laisser enlacer par cette beauté ? Je suis curieux, et me demande ce que cela fait. Quand mon dernier compagnon Arrigo a glissé dans la pente et que la brume lui a happé les jambes, il m'a fixé droit dans les yeux, une expression sidérée au visage. Il m'a crié : « C'est si froid ! », puis il s'est évaporé. Si j'espère retrouver les miens dans l'autre monde, ne devrais-je pas tenter d'emprunter la même entrée ? C'est cela ou la déshydratation : je n'ai plus que deux gorgées d'eau, et suis aussi aride que mon résidu de jambon. À moins que je ne cède au froid : la saison est encore belle, mais je n'ai plus ni toit ni foyer. La nuit prochaine sera rude.

Pourquoi ai-je persisté à grimper en sachant la voie sans issue ? Me restait-il finalement un peu de fierté, dissimulée au fond de ma besace ? Un peu d'orgueil ? Je crois que c'était l'unique moyen de remporter une victoire sur la brume, d'accéder à un semblant de vengeance mesquine. Le premier arrivé en haut a gagné. J'ai presque envie de lever les poings. Presque. Car dans le ciel sans nuage passe une formation d'oies cendrées qui réduit mon triomphe à ce qu'il est : un succès futile. Mon cœur se pince. Je me demande où elles vont. Sur ce continent, il n'existe aucun mont plus haut que celui que je viens de gravir. Mais ailleurs, peut-être, par-delà la brume-océan ?
Les yeux plissés à cause du soleil, j'aperçois autre chose dans le sillage des volatiles. Mes lèvres se serrent, et j'ai du mal à identifier ce que je ressens : cet objet volant, c'est un ballon, ou un dirigeable. J'en ai entendu parler en ville, avant la brume. Un jour, l'un d'eux est passé au-dessus de mes pâturages : il a effrayé mes bêtes, obligeant mon patou à courir partout pour les rassembler. Je me souviens : j'ai pesté tous les jurons de ma connaissance. En dépit de l'espoir de survie qu'il représente, l'engin me fait monter la boule au ventre et je crache dans le vent.
Des émotions contradictoires se bousculent dans ma tête et me secouent. Un vertige me prend et me renverse. Le cul dans les cailloux, je n'éprouve aucune joie, cela est certain. C'en est pire encore que d'avoir vu les oies : je suis dépossédé de ma réussite, de mon statut de dernier homme. Et puis... je réalise que je suis épuisé de mon odyssée. J'étais si soulagé tantôt de parvenir au bout de mon voyage, si apaisé d'en avoir terminé ! C'est le désespoir qui me prend à l'idée de me remettre à courir. Je me cherche déjà des justifications : même si je lève le bras et qu'ils viennent me recueillir, à quoi bon ? Jusqu'où suivrons-nous les oiseaux ? Un pic plus haut encore ? La brume l'avalera, comme le reste. Ai-je envie de l'attendre aux côtés d'inconnus ? La réponse me sidère : c'est non.
Non, en vérité, je n'ai plus envie.
Sur l'étendue de brume, je distingue l'ombre du ballon, auréole sombre sur une mer mordorée. Au-dessus de moi file l'escadrille en V des migrateurs. La vision m'arrache un sourire. Entre mes genoux, j'ouvre ma besace efflanquée et en sors mon talon de jambon sec. À coups de canif, je l'avale en copeaux. Pour la première fois depuis des mois, cette saveur du passé me tire des larmes. Je ponctue la dernière bouchée salée d'une ultime rasade d'eau. Elle est glacée.
Dans le ciel, le dirigeable se rapproche : il est plus que temps.
— Rappelle-toi, dis-je à la brume. J'ai gagné.
Ce sont mes premiers mots à voix haute depuis la mort d'Arrigo. Je m'élance dans la pente, et mes bottes dérapent dans l'éboulis. Je glisse sur plusieurs pas, racle et m'avalanche jusqu'à la berge de l'océan vaporeux. Les pierres bondissent, ricochent et caracolent autour de moi. Je m'écroule et roule, m'étale dans un matelas de coton, sur le dos. Des volutes jaillissent sous ma chute, puis retombent sur moi avec la lenteur de flocons de neige. Mes yeux scrutent le ciel et s'écarquillent.

C'est si froid !

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