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- La Peur
Écouter l'histoire
— Il y a pas quelque chose qui a changé ? lui demandais-je.— Quelque chose de changé ? Tu veux dire ici ? J'ai fait le ménage c'est peut-être ça. Et puis j'ai aussi jeté cette plante morte qui traînait dans son pot depuis des semaines.
— Nan, c'est autre chose, plus imperceptible, dis-je, absorbé. C'est déconcertant.
— Changé dans quel sens ? C'est quelque chose que tu ressens ?
— Oublie ça, je dois rêver.
Et pourtant, je ressens comme un malaise. Vous savez ce sentiment qu'on peut éprouver quand un silence un peu long survient dans une conversation ou quand vous achetez des préservatifs à votre pharmacien. Ce qui est étrange, c'est qu'ici rien ne cloche. Tout est à sa place, propre comme à son habitude.
— Tu veux du thé chéri ? Je suis passée au magasin que Christine nous a conseillé. Tu sais en face du restaurant dont tu aimes le nom, comment s'appelle-t-il déjà ?
— « L'audace ».
Je réponds à mon épouse mais mon esprit est ailleurs. Il y a un je ne sais quoi de faux dans l'air qui m'entoure. Je ne me sens définitivement pas à l'aise.
— J'ai fait du thé noir vu que tu ne répondais pas. Tiens, un sucre et pas trop chaud comme tu l'aimes.
— Merci.
Elle me sourit et me fixe. Je regarde ma montre, elle est arrêtée. Impossible de mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Et pourtant quelque chose semble foutre le camp. Je me lève.
— Où tu vas ? Tu veux pas rester avec moi un peu ? Tu passes tout ton temps à écrire ces derniers jours, on ne peut jamais se parler. Et puis tu devrais goûter ce thé, il n'est vraiment pas comme les autres.
Je croise son regard mais je ne peux le soutenir. J'écris beaucoup ? Si seulement. Je reste devant ma feuille pendant des heures à ne rien faire. J'ai beau réfléchir à tout et n'importe quoi, sortir, voir des amis, visiter des endroits insolites, je ne parviens pas à retrouver ce que les autres écrivains appellent l'étincelle. L'inspiration, la flamme, la lueur ou je ne sais quelle autre connerie. Que se passe-t-il ? Même les lumières autour de moi m'ont l'air artificielles. J'aurais presque l'impression qu'on m'observe.
Je me reprends, clairement je délire. Où est le thermomètre ? Pas de fièvre ? Pas même un peu ? Et pourtant je transpire. Je m'assois et respire un grand coup. Ça a l'air d'aller mieux. De retour au salon, ma tasse de thé est là, posée sur la table basse.
Où est-elle partie ? J'ai quitté la pièce il y a quoi, dix minutes ?
— Sam ! dis-je tout haut. Sam, tu es où ?
Crac. Ma tasse s'écrase sur le sol. Je me fige. Je suis seul dans la pièce. Comment ma tasse a pu tomber ?
— Sam, réponds-moi ! Tu es où ?
Frisson.
— Ici chéri. Pourquoi tu cries ? Je suis allée chercher une autre tasse de thé vu que tu as cassé la tienne.
— Cassé la... ? Cassé la mienne ? Ma tasse, j'ai cassé ma tasse ?
— Oui, regarde à tes pieds, tu marches presque dedans. Je vais chercher une éponge, ramasse les morceaux avec la balayette pendant ce temps.
Je me dirige machinalement vers le placard de la cuisine. C'est là qu'on range la balayette. Casser ma tasse ? Je ne m'en suis même pas approché, comment est-ce possible ? Je saisis la poignée du placard et la relâche en criant. Elle est brûlante.
— Sam, je me suis brûlé. Tu peux venir voir ?
— Tu t'es brûlé ? Comment tu as pu te brûler ?
Je lui montre ma main. Il n'y a rien. Les cloques ont disparu. A la place, je peux y lire écrit au feutre : « Attention ! ».
— Tu t'écris dans la main maintenant toi ? Bon allez, active-toi, et va ramasser les morceaux de porcelaine éparpillés.
Attention ? Attention à quoi ? Je touche prudemment la poignée, tout est normal. De retour au salon, je mets quelques minutes à ramasser les plus petits morceaux dont certains sont presque incrustés dans le canapé. Le carrelage froid au contact de ma peau me fait du bien. Reprenant mon souffle, je cherche à comprendre ce qu'il vient de se passer. Ma gêne se transforme. C'est idiot, mais j'ai l'impression d'être en danger.
Je me hisse sur le fauteuil et pose mes jambes sur le pouf en face de moi. J'ai la nausée.
— Alors ce thé, tu le trouves comment ?
— Je ne l'ai pas encore goûté.
Mais qu'est-ce qu'elle a aujourd'hui ? Toutes ces questions sur le thé et tout ce blabla. Je ne l'aime pas quand elle est comme ça. Elle a quelque chose dans le regard qui me brûle.
— Qu'est-ce que tu racontes, ta tasse est vide, tu as tout bu sans dire un mot.
Incrédule, je regarde la table. En face de moi, la tasse qui était à l'instant en morceaux est intacte, posée, bien en évidence. Vide.
— Attends, attends.
Je perds mes mots, une boule de panique se forme dans mon ventre.
— Te fous pas de moi. Tu peux pas me dire que rien n'a changé, Sam ! Cette tasse était en morceaux à l'instant ! Tu m'as même dit d'aller chercher la balayette. Tu t'en souviens ! Je délire pas, Sam, tu t'en souviens ? Mais réponds-moi !
Je lève la tête, je suis seul.
Je retombe dans mon fauteuil. Ça tourne autour de moi, je sens mon cœur qui bat puissamment, des tâches bleues brouillent ma vision. Mon angoisse prend le dessus, je n'arrive pas à me calmer.
Qu'est-ce qui se passe ? Plus rien n'a de sens.
On sonne. Surmontant mon malaise, je me lève et vais ouvrir. Enjambant le paillasson, Sam rentre avec deux grands sacs.
— Bonjour mon chéri. Tu as passé une bonne journée ? Désolée de rentrer si tard mais je suis passée au magasin de thé dont Christine nous a parlé. Tu sais en face du restaurant que tu aimes. « L'audace », c'est ça ?
Elle m'embrasse.
Je m'effondre, emportant dans ma chute l'assiette où nous posons nos clés Sam et moi. Prenant à peine le temps de me relever, je cours à l'étage et m'enferme dans la grande chambre. Assis dans un angle, je me balance d'avant en arrière. Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible. Je pète les plombs. Je suis fou. Quelque chose a disjoncté dans ma tête. Je ferme les yeux et fais un effort suprême pour me ressaisir. Je compte sur mes doigts, pense à mes opinions politiques, me remémore mes souvenirs. Je teste ma logique, vérifie mes capitales, j'essaye de bouger mes sourcils. Je touche ma bouche, mon ventre, tout est normal. Non pas tout. Un haut-le-cœur me saisit. Ma trachée, j'ai quelque chose dans la gorge, mon dieu qu'est-ce que c'est ?
— Raaaah, arhhhk !
J'arrive plus à respirer. Ça remonte, quoi que ça puisse être. Je crache, convulse presque, des spasmes me traversent. Cette chose écrase ma langue, ripe sur mes dents. Ma bouche se déforme. Enfin, déchirant mes lèvres, elle quitte mon corps. Une tasse couverte de bave roule sur mon tapis. Panique. Epouvante absolue, la logique se désagrège dans ma tête. Une terreur sans nom éclate dans mon crâne chassant les derniers restes de pensées rationnelles.
Je déverrouille la porte, dévale les escaliers, traverse la porte d'entrée et bondit sans regarder en arrière. Je cours comme si l'enfer me poursuivait, comme si le Styx déversait des torrents de lave à ma poursuite. Les maisons défilent autour de moi, le bruit de mes pieds qui frappent le goudron est presque inaudible. De longues minutes s'écoulent, je ne ralentis pas. Tout ce qui vient de se passer est impossible. J'ai l'impression que tout mon être se fissure, cassé. Que la personne que je suis est pulvérisée de l'intérieur. Mes repères sont balayés, je ne suis rien d'autre qu'un animal qui court. Je m'arrête. Je me force à fermer les yeux, reprends mes esprits. Il y a forcément une explication. J'ai dû prendre des substances hallucinogènes. Ou bien je rêve.
J'ouvre les yeux.
Je suis assis. Des feuilles blanches voltigent tout autour de moi, couvertes d'inscriptions minuscules. Elles brûlent et se consument à quelques centimètres de ma tête. C'est tout mon monde qui flambe. Et moi je suis enfermé dedans, des allumettes à la main.
Je crie, je hurle des appels à l'aide si puissants que mes poumons s'épuisent ! Je griffe les murs calcinés, je me casse les ongles à essayer de sortir par tous les moyens possibles. Mes phalanges saignent à force de taper sur les cloisons qui m'enserrent. J'étouffe écrasé par quelque chose que je ne comprends pas.
— Au secours ! Sam ! SAAAAAM.
Ma voix se déchire alors que ma peau commence à fondre.
— Il a l'air si calme. Docteur, vous croyez qu'il se réveillera un jour ?
— Je n'ai qu'une certitude mademoiselle, le coma c'est un combat contre nous-mêmes.
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