Bleu en coin

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Je détestais cet endroit de tout mon cœur, mais je crois que j'ai commencé à l'aimer.
 
C'était un samedi de juillet, moite et sans nuage. Le genre de journée collante où les vêtements se fondent sur la peau. Le genre de journée où je me disais, comme chaque année : qu'est-ce que je fous ici ?
Le camping s'étalait entre deux dunes, criblé de parasols Lidl et de serviettes rêches. Ma mère disait que c'était « le bonheur simple », avec sa voix de pub pour yaourts. Moi, je crevais d'ennui. Quatorze ans, un vieux carnet noir, des pages à moitié gribouillées de phrases que je ne relisais jamais. C'était ça, mon bagage.
 
J'avais un short trop grand, un t-shirt délavé, et la coupe de cheveux que mon oncle m'avait faite « pour dépanner » une semaine avant. J'avais une tête de garçon flou.
Je l'ai vu pour la première fois près du terrain de pétanque, à moitié dans l'ombre d'un tamaris.
Il portait un t-shirt noir trop large, un short effiloché, et il tenait un livre à l'envers. Pas parce qu'il ne savait pas lire — mais parce qu'il regardait les gens par-dessus les pages, en silence. Comme un espion, avec un air désabusé.
Il s'appelait Milo.
Je l'ai su plus tard, bien sûr. Au début, il n'avait pas de nom. Juste un regard bleu, fatigué, et cette façon de ne jamais marcher droit. Il penchait. Comme s'il écoutait quelque chose que personne n'entendait.
 
On s'est parlé le troisième jour.
C'était pendant le tournoi de ping-pong que j'essayais d'éviter. Il est passé près de moi et a dit, sans me regarder :
— T'as l'air de vouloir t'enfuir.
— C'est ce que je vais faire, j'ai répondu.
Il a souri. À peine.
Puis il est parti.
 
À partir de ce moment-là, j'ai commencé à traîner près de l'arbre où il lisait. Pas pour lui parler. Juste pour exister dans son périmètre. Je notais des trucs dans mon carnet, souvent n'importe quoi, juste pour avoir l'air occupé. Il ne disait rien. Il ne posait pas de questions. Mais il restait.
 
Un jour, il m'a tendu un écouteur.
C'était du vieux jazz. Du piano qui grinçait un peu, comme si les notes hésitaient à se poser.
Il a dit :
— C'est Thelonious Monk. C'est pas grave si t'aimes pas.
— J'aime bien.
 
Après ça, il m'a parfois lu des bouts de son bouquin. Des phrases ici et là qui formaient une histoire sans queue ni tête pour moi, mais qui faisaient des vagues dans ma poitrine, comme quand on fait ricocher une pierre dans l'eau.
Il m'appelait « le poète », mais sans moquerie. Comme un surnom qu'on pose avec précaution.
Moi, je ne l'appelais pas. Je le regardais surtout. Ses mains, fines. Sa bouche, un peu fendue au coin. Son cou quand il se penchait.
Je ne comprenais pas ce que c'était, cette boule dans mon ventre. 
C'était une chaleur floue, une urgence muette. Comme si quelque chose en moi reconnaissait quelque chose en lui. Une sorte d'alignement, sans règle ni boussole.
La nuit, je réécrivais nos silences. Je leur inventais des mots, des suites, des gestes. Je mettais ma main près de la sienne, sur la page. 
 
Puis vint le jour de la baignade.
On avait marché longtemps, jusqu'à une crique à l'écart du camping. Là-bas, pas de cris, pas de jeux. Juste le vent et l'eau presque noire.
Il s'est déshabillé sans gêne et n'a gardé que son caleçon.
Moi, j'ai hésité. J'avais peur qu'il voie. Qu'il sache.
Mais il a dit :
— On n'est que deux. Et puis, l'eau est froide, ça calme tout.
J'ai ri. C'était la première fois.
On a nagé longtemps. Puis on s'est laissé flotter, côte à côte. Pas un mot. Juste le clapotis.
Et là, doucement, il a posé sa main sur mon épaule.
Pas longtemps. Juste assez pour que tout s'allume, et que tout se taise en même temps.
Je n'ai pas bougé. Je crois que j'ai arrêté de respirer.
Puis il a retiré sa main.
Et c'était tout.
Je n'ai pas osé lui demander ce que ça voulait dire.
Et lui n'a rien ajouté. Comme si ce geste, c'était le maximum. Comme si plus aurait tout gâché. Alors on s'est rhabillés, on a marché en silence. Moi, j'avais l'impression de traîner un soleil dans la poitrine. Un truc fragile et brûlant, qu'il ne fallait surtout pas montrer.
 
Les jours suivants ont filé comme le vent. Tous les jours, les mêmes rituels — le même arbre, les mêmes silences partagés, la même musique.
Mais quelque chose avait changé. Dans l'air. Dans nos regards.
Une fois, j'ai effleuré sa main, exprès. Il n'a pas bougé. Mais il n'a pas reculé non plus.
Et ça m'a suffi.
On n'a jamais parlé de « ça ».
On n'a jamais mis de mot dessus. Peut-être parce qu'on n'en avait pas encore. Peut-être parce qu'on savait que le temps qu'on avait était trop court pour s'appeler autrement que maintenant.
 
Le dernier jour est arrivé comme un point, alors que j'aurais aimé qu'il ne s'agisse que d'une virgule.
Ma mère faisait déjà les valises, pestait contre les affaires éparpillées et parlait de « revenir l'an prochain ». Moi, je faisais semblant d'écouter.
Milo est venu me chercher en fin d'après-midi. Il ne m'a pas dit « viens ». Il m'a juste regardé et j'ai compris.
On est allés jusqu'à l'arrière du terrain de volley, là où personne ne traînait. Il avait son livre avec lui, le même qu'il lisait depuis le début. Il l'a tendu vers moi.
— Tiens.
— C'est ton livre.
— C'est ton souvenir.
J'ai ouvert à la première page.
Un mot, écrit à l'encre noire, fine :
 « Toi ».
J'ai relevé les yeux. Il avait déjà reculé d'un pas. Il n'a pas souri. Il m'a juste dit :
— Toi. Je t'attendais sans le savoir.
Et puis, il est parti.
Je ne l'ai pas retenu. Je n'ai pas pleuré.
J'ai serré le livre contre moi comme un talisman. Comme une preuve.
 
Dans la voiture, le soir, le ciel avait cette teinte violette des crépuscules.
Ma sœur dormait. Ma mère écoutait la radio. Moi, je regardais les pins filer par la fenêtre.
Et dans ma tête, je murmurais son nom.
Milo.
Milo.
Comme un refrain. Comme un mot qu'on n'ose pas encore dire à voix haute, mais qu'on garde, bleu en coin, pour plus tard.

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Illustration : Mathilde Ernst