Larmes de glaces

Le vent sifflait dans les haubans qui répondaient en gémissant. Cela faisait plusieurs heures que je peinais à garder le cap. J'avais dû m'écarter un peu vers le Nord pour ne pas risquer de briser le mât. Le bateau entier était tendu, frémissant, secoué dans ce chenal mythique au bord du monde.
J'étais censé passer sous le cap Horn. Mais j'avais prévu autrement. Seule. Mon équipe technique n'était pas au courant. J'hésitais à choisir le moment de leur annoncer.
Le dernier contact remontait à cinq heures. Ils m'avaient félicitée pour ma deuxième place, après avoir doublé Marie, portée par la catapulte de Sainte Hélène. Un peu plus à l'Est et j'entrais dans l'anticyclone sans vent, plus à l'Ouest et je perdais de la puissance. J'avais pris une dizaine d'heures sur ma rivale. Lors de la précédente édition du Vendée Globe, elle avait navigué devant moi pendant toute la course. Je n'avais rien pu faire pour la rattraper. Cette fois-ci je ne lâchais aucune miette de vent.
Mon navire filait, c'était presque comme s'il m'échappait, comme s'il sentait que j'allais faire la plus grande bêtise de ma vie et qu'il était urgent de me ramener à la maison.
La radio s'éveilla. Je savais pourquoi. Je ne répondis pas. Je regardais ma barre qui vibrait. Je pouvais gagner cette course. Mon bateau le pouvait. J'étais préparée. Et j'allais tout lâcher. Pourquoi ? Etait-ce à moi de prendre ce risque ?
Les vents changeaient, s'orientaient Est, me propulsant encore plus vite mais dangereusement. Je remontai une voile avant, je resserrai la grand voile.
La radio bipa à nouveau. Le changement de trajectoire était maintenant clair.
Je décrochais : « Thor, à vous ».
- Samantha, tu pars un peu trop vers le Sud, il semble.
- Affirmatif.
- Un problème technique ?
- Négatif.
- Tu peux remonter au 58 ?
- Non, je vais descendre.
La radio resta silencieuse de longues secondes.
Je donnai à ma barre de légers coups vers tribord pour accentuer ma descente.
- Samantha, peux-tu répéter ?
- Je vais descendre plus au Sud.
- Le règlement de la course interdit d'entrer dans la zone antarctique. Tu risques la disqualification.
- Je sais.
- Et c'est très dangereux.
- Je sais aussi. J'ai la carte des icebergs. Le temps est plutôt bon. On fait un point dans cinq heures. Tout va bien.
- Samantha, c'est très étrange, es-tu sûre que...
Je raccrochai la radio. Je devais me concentrer.
Le bateau passait au-dessus des creux qui s'étaient formés.
Le temps était beau mais dans cette région, on ne passe pas impunément des 40èmes rugissants, au 50ème hurlants pour arriver aux 60ème déferlants. Je refermais les écoutilles, la grand voile devait mollir encore un peu pour réduire le gite. L'écume moussait sur le pont, brillant au soleil.

Dans mes jumelles, la mer scintillait et rendait l'observation difficile..
Un jet de vapeur attira mon attention. Le panache caractéristique d'une baleine australe me fit pousser un cri de joie. Sa queue se dressa hors de l'eau. Au milieu des océans, chaque événement est vu comme un signe du destin, un message que la nature nous envoie quand elle nous tient dans le creux de son immense main.
Au-delà, les monts blancs apparurent, majestueux, précédés d'une dentelle de glace, d'une mosaïque de bleus, de verts, de gris.
Il fallait que je m'approche encore.
Je pris la radio.
- Ici Thor, à vous
- Samantha ! On était très inquiet ! Comment ça va ?
- Très bien. Je m'approche d'Adelaïde.
- Nous t'envoyons le dernier relevé des icebergs dans ce secteur.
- Merci. Je compte toujours gagner cette course. Mais j'ai d'abord une escale à faire. Et si vous m'y aidez, j'ai une communication à faire.
- Une communication ? Sur la course ?
- Sur quelque chose de bien plus important.. Pour tout le monde.
-... On a compris...
- Merci.. Merci de m'aider.

- Les journalistes de France 2 ont eu vent de ton changement de cap. Ils sont dans notre QG. Ils seront ravis de t'interviewer.
- Je peux leur offrir un beau direct dans 2 heures.
- Ce sera en plein journal...
- Je sais.
- On t'arrange ça. Sois prudente.

La côte de l'île Adélaïde était très rectiligne, comme tranchée dans énorme gâteau à la crème.
Je sortis mon matériel, mon appareil photo. Le soleil était encore là. Je pris quelques clichés que j'envoyai à mon équipe.
J'avais affalé toutes les voiles, à quelques nautiques de la côté. Un grand bloc de glace à bâbord gardait mon attention.
Lorsque la radio vibra, j'étais prête.
- Ici Thor, à vous.
- Samantha, on est prêt de notre côté, je peux te passer Michel quand tu veux. Le direct est dans 15 minutes.
- Ok, vous pouvez me le passer.
- Bonjour Samantha, c'est Michel de France 2, on a vu vos photos. C'est grandiose. On les a retransmises à la rédaction. Ils ont montré la première pendant les titres mais on garde la surprise pour le moment de votre interview.
- Super. Je suis prête.
Pendant les quelques minutes qui s'écoulèrent, je n'entendis plus la mer, je n'entendis plus le vent. Mon esprit plongeait dans l'eau froide, descendait dans toutes les nuances de bleus, contemplait les nuages de plancton et les baleines qui s'en repaissaient. Je descendais encore, dans une mousse de bulles fines, je ressentais un courant frais glisser sur ma peau, le courant d'une eau qui avait passé des millénaires sous forme de glaçon et qui se trouvait libérée, effleurant son socle de roche, remontant vers une surface avide de terre à grignoter.
- Bonjour Samantha. Vous êtes actuellement en deuxième place après avoir dépassé Marie Mignotte hier. Vous êtes bien partie pour gagner cette course, d'autant plus que John March qui vous précède de peu a brisé son hook de voile avant. Et pourtant, il s'est passé une chose très étrange, vous avez viré au Sud pour vous rapprocher de l'Antarctique.
- Bonjour Michel, oui c'est exact. Je suis actuellement à quelques encablures de l'île Adélaïde. Le temps est beau. J'ai de la chance !
- Mais Samantha, cela ne risque-t-il pas de vous faire prendre du retard. Et puis vous avez dépassé la limite interdite aux participants de la course. Vous risquez la disqualification. Que vous arrive-t-il ?
- Tout va très bien. Le bateau fonctionne très bien. C'est un incroyable bolide. Mais je voulais faire cette étape inattendue.
- Vous nous avez en effet envoyé une autre photo où vous tenez une affiche devant les côtes antarctiques avec l'inscription suivante :
« Je fonds en larmes glacées en pensant à vous »
Que voulez-vous dire Samantha ?
- Je veux dire que cet immense continent derrière moi, qui fait 25 fois la France, qui contient 90% des glaces du monde avec une épaisseur de près de 2 kilomètres est en train de fondre. Vraiment.
Un peu plus au Sud, des chercheurs ont montré comment l'iceberg géant Thwaites perdait plusieurs millions de tonnes de glace par an qui contribuent à la montée des océans. Et il y a des dizaines d'autres icebergs géants qui quittent leur socle rocheux pour plonger dans la mer.
Alors voilà, j'étais en pleine course, pressée d'arriver, de gagner. Et en fait, on est tous comme cela. On sait que c'est important ce qui se passe mais on n'a pas le temps, pas les moyens. Alors on continue la course, dans nos millions de voitures, d'avions, de bateaux. On continue à brûler notre pétrole et on sait, on sait ce que cela produit. C'est sûr et certain !
- Cela signifie que vous renoncez à la course ?
- Ne croyez-vous pas qu'il y a plus urgent, plus important que cette course, cette magnifique course ?
- Oui bien sûr, mais comment votre appel peut-il changer quelque chose auprès des gouvernements ?
- Eh bien, je ne bougerai pas d'ici tant que ça ne bougera pas là-bas...
- Ce n'est pas un peu dangereux de rester là où vous êtes aux confins du monde, sur un petit bateau entouré d'icebergs ?
- Ce n'est pas très dangereux de laisser se dérégler le climat jusqu'à faire fondre l'Antarctique ? A demain.
Je coupai la radio. Mes mains tremblaient. J'avais peur. Peur d'être prise pour une folle. Peur de crier au milieu du vent. C'est en pleurant que mon corps se souvint qu'il n'avait pas dormi depuis 24 heures. Je m'endormis avec un sentiment de catastrophe qui peupla mes rêves.

Le lendemain matin, je me réveillai d'un coup, prise d'une énergie résolue. En plein exercice sur le pont, je vis soudain la pointe d'un mât piquer l'horizon comme une aiguille dans la brume cotonneuse.
Je n'eus pas besoin de prendre mes jumelles pour comprendre : Marie me rejoignait.