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- Instant De Vie
Le temps est froid. J'ai été aujourd'hui à un de ces rassemblements hebdomadaires où l'on échange nos misères autour d'un thé, entre deux sollicitudes aseptisées, là où Dieu n'est nulle part, sauf dans l'espoir ou la soumission. Mon foulard noir noué autour de la tête fait se retourner quelques personnes, certains regardent ostensiblement de l'autre côté. La gêne s'installe. Le vent s'engouffre dans l'arrêt de tram et fait tourbillonner quelques feuilles. Quatre minutes d'attente.
Le serpent bleu arrive. Il est bondé. Je m'agrippe à une barre et, entraînée par l'élan centrifuge du virage, j'atterris sur une place libre. À côté de moi, elle a un foulard elle aussi. Elle sent les légumes bouillis et la propreté, elle a un bon regard brun de maman, un peu fatigué, un peu triste. Ses sacs pleins sur les genoux, elle me regarde, me sourit une première fois et, devant mon indifférence, tourne la tête vers la fenêtre. J'ouvre mon bouquin, j'ai sept arrêts devant moi.
Au troisième, le tram se vide d'un trop plein d'étudiants. Elle est toujours là, à chercher une approche. Je le sens et ça m'énerve. Elle me regarde encore, et je n'arrive pas à me concentrer sur ce que je lis, je la vois sur le champ latéral, avec son ridicule besoin de contact humain. Je suis mal à l'aise, indisposée dans mon besoin d'isolement. Je lui jette un sourire contraint. Elle s'enhardit.
— Il vient du marché, votre foulard... ? demande-t-elle.
— Non.
Puis elle revient à la charge :
— Quelle mosquée ? Moi je vais à celle de la Paillade, l'imam est très moderne.
Elle me sourit de nouveau, heureuse de nous avoir trouvé un point commun capable de nous lier dans une chaleur commune, loin des regards gênés ou haineux, de ce rejet désormais presque avouable de notre singularité identique. Je me débats un instant avec des sentiments contraires, qui commencent à m'assaillir sans pitié. Ni pour elle, ni pour moi... Je la déteste soudain, les gens nous regardent en tapinois, attentifs en douce. « Et vous, alors, quelle mosquée... ? », redemande-t-elle, ravie d'avance de tout ce que nous allons partager, mosquée, enfants, recettes, bonnes adresses et critiques joyeuses sur les maris. Autour de nous, les regards s'appuient et deviennent goguenards. Je veux m'échapper d'ici à tout prix, mais je ne peux pas. Alors, presque malgré moi, je saute sur la première cruauté venue pour me débarrasser d'elle, de sa ressemblance, de sa bonté, de sa simplicité, de sa chaleur. Désormais détendue, elle ajoute : « Bismillah ». J'arrache brutalement mon foulard en découvrant mon crâne chauve et lui crache en pleine figure, sans me soucier du reste du monde auquel j'avais toujours fait si attention : « Mon dieu à moi, c'est le cancer, pas de bol, ma mosquée c'est l'hosto ».
Elle me' regarde, interloquée. Je sais que je viens de profondément la heurter, la blesser dans sa certitude si forte que nous appartenions au même monde, à la même fratrie. Ses yeux se remplissent de larmes et elle murmure « Excusez-moi ». Puis elle se tasse sur son siège, seule de nouveau. De nouveau une cible.
Quand le septième arrêt sonne, je me lève pour descendre. Je tourne la tête vers elle et je lui dis doucement « Bismillah ar-Rahman ar-Rahim... »*. Son regard s'éclaire. Les portes s'ouvrent. Je sors. Le tram redémarre et je suis des yeux son visage qui s'éloigne et ne me regarde déjà plus.
Je reste sur le quai, mon foulard à la main, avec ma honte immense et mon désarroi, dépouillée par ma propre inhumanité. J'ai froid.
* Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
Le serpent bleu arrive. Il est bondé. Je m'agrippe à une barre et, entraînée par l'élan centrifuge du virage, j'atterris sur une place libre. À côté de moi, elle a un foulard elle aussi. Elle sent les légumes bouillis et la propreté, elle a un bon regard brun de maman, un peu fatigué, un peu triste. Ses sacs pleins sur les genoux, elle me regarde, me sourit une première fois et, devant mon indifférence, tourne la tête vers la fenêtre. J'ouvre mon bouquin, j'ai sept arrêts devant moi.
Au troisième, le tram se vide d'un trop plein d'étudiants. Elle est toujours là, à chercher une approche. Je le sens et ça m'énerve. Elle me regarde encore, et je n'arrive pas à me concentrer sur ce que je lis, je la vois sur le champ latéral, avec son ridicule besoin de contact humain. Je suis mal à l'aise, indisposée dans mon besoin d'isolement. Je lui jette un sourire contraint. Elle s'enhardit.
— Il vient du marché, votre foulard... ? demande-t-elle.
— Non.
Puis elle revient à la charge :
— Quelle mosquée ? Moi je vais à celle de la Paillade, l'imam est très moderne.
Elle me sourit de nouveau, heureuse de nous avoir trouvé un point commun capable de nous lier dans une chaleur commune, loin des regards gênés ou haineux, de ce rejet désormais presque avouable de notre singularité identique. Je me débats un instant avec des sentiments contraires, qui commencent à m'assaillir sans pitié. Ni pour elle, ni pour moi... Je la déteste soudain, les gens nous regardent en tapinois, attentifs en douce. « Et vous, alors, quelle mosquée... ? », redemande-t-elle, ravie d'avance de tout ce que nous allons partager, mosquée, enfants, recettes, bonnes adresses et critiques joyeuses sur les maris. Autour de nous, les regards s'appuient et deviennent goguenards. Je veux m'échapper d'ici à tout prix, mais je ne peux pas. Alors, presque malgré moi, je saute sur la première cruauté venue pour me débarrasser d'elle, de sa ressemblance, de sa bonté, de sa simplicité, de sa chaleur. Désormais détendue, elle ajoute : « Bismillah ». J'arrache brutalement mon foulard en découvrant mon crâne chauve et lui crache en pleine figure, sans me soucier du reste du monde auquel j'avais toujours fait si attention : « Mon dieu à moi, c'est le cancer, pas de bol, ma mosquée c'est l'hosto ».
Elle me' regarde, interloquée. Je sais que je viens de profondément la heurter, la blesser dans sa certitude si forte que nous appartenions au même monde, à la même fratrie. Ses yeux se remplissent de larmes et elle murmure « Excusez-moi ». Puis elle se tasse sur son siège, seule de nouveau. De nouveau une cible.
Quand le septième arrêt sonne, je me lève pour descendre. Je tourne la tête vers elle et je lui dis doucement « Bismillah ar-Rahman ar-Rahim... »*. Son regard s'éclaire. Les portes s'ouvrent. Je sors. Le tram redémarre et je suis des yeux son visage qui s'éloigne et ne me regarde déjà plus.
Je reste sur le quai, mon foulard à la main, avec ma honte immense et mon désarroi, dépouillée par ma propre inhumanité. J'ai froid.
* Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
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