À Lyonel Trouillot, René Philoctècte
Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Après la mort de son père, son futur est au passé, son avenir derrière elle et l'imprévisible s'installe dans sa vie. Elle n'a eu plus de peau sous ses poils nus et on regardait pousser les yeux de la misère sous ses pupilles. Œil droit aux dents de loup qui déchire son visage vide. Œil gauche de phacochère dans sa tête d'anolis. La voix du temps fait écho dans son regard vide qui saigne de ses blessures intérieures. Des blessures que le temps ne peut panser. Dents de pierres aux gencives barbelées, la misère chiffonne sa peau de papier mâché peinturé de salive moisie. En une fraction de seconde les minutes s'écroulent à la poubelle des heures. Et les heures coulent à flot entre les doigts du jour. Le soleil dévoilera les secrets de midi. Et la lune dévoilera les cicatrices de minuit. Ça durera une bonne minute de soixante secondes. Une vraie minute. Une éternité. Mais ce jour, quand adviendra t-il ? Je ne voulais pas fouiller à la poubelle de ma mémoire. Je voulais te raconter une histoire légère comme une feuille sèche sur les ailes du vent. Je ne voulais pas envenimer les cicatrices de mon cœur de sables. Une histoire qui m'est chère. Quoiqu'il s'agit d'un passé sans histoire. Une histoire que berce mon esprit dans les bras de mon rêve. Rêve d'écrire un roman où éjaculent des brins d'histoire de la vie des misérables devant les cathédrales, particulièrement le passé de cette pauvre femme sans histoire. Elle n'en a pas. Elle est pauvre. L'histoire parle des grands hommes et parfois des grandes femmes. Mais jamais des pauvres misérables des villes et des campagnes. Je me souviens l'avoir vue pour la première fois, c'était un dimanche de carême. Me rendant à l'église j'ai vu asseoir une femme à la peau d'ébène sur le roc devant la cathédrale. Vêtue d'un haillon blanc. Sa tête tournoyée d'un foulard bleu. La froideur de son élégance corporelle m'interpelle. Une sombre joie pétille sur ses lèvres fanées quand je l'approche. Je lui tends tendrement la main. Elle la refuse. Pourquoi tu refuses de me presser la main ?, lui demandai-je. Je suis une pauvre, répondit-elle. Vraiment elle est pauvre mais je me sens son frère. Je partage son amertume, sa souffrance et sa douleur me cicatrisent l'esprit. Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité, entre rage et douleur, la vie de cette femme emprise sous le bloc glacial de l'hiver en été devant la cathédrale. Elle connaît le chaud et le froid. Elle embrasse le jour et la nuit dans ses bras si frêles. Les rues glissent sous ses pas. On l'appelle Pied poudré. Elle est partout. À Saint-Antoine. Sainte-Anne. Saint-Pierre au cœur de pierres. Mais ce dimanche elle était devant la cathédrale. Avec la misère dans ses yeux. L'indignation entre ses doigts. Et son enfance aisée défile à l'écran de ses souvenirs. Mille images de joie et de bonheur embobinent son esprit. Elle se souvient de son père planteur à la campagne. Des fleurs choublack qui longent les allées et les couloirs de sa cour. Des fruits et légumes qui poussent à côté de la cuisine. Elle a marre de ne pouvoir plus écouter le cri du coq de son père. L'alarme de toute la zone. Et le cognement du lambi pour rassembler les membres de l'escouade. Elle ne savait pas si elle allait devenir cette chienne errante sans race ni famille dans les rues d'une ville inconnue de son enfance aisée. Un beau matin ils ont débarqué chez son père. Des hommes armés jusqu'aux aux dents. Des hommes armés de pierres et verres brisés dans la chair de leur cœur. Ils ont débarqué. Oui ! ils ont débarqué les armes à la main. Des phares de voiture sillonnent la maison. Une nuit sans lune s'installe à l'aube. Une nuit dense aux étoiles assoiffées de lumière. Une nuit de vingt-quatre heures. Une nuit longue comme les chevelures recourbées des palmiers qui mettent cent ans à s'élever. Ici nul n'explique comment qu'un pauvre d'hier devienne riche aujourd'hui. On s'en fout. Au contraire on pense que les pauvres ont été toujours des pauvres. Ce monde qui l'a vu naître et grandir devient son enfer. Un enfer interminable. Un enfer éternel. Ils ont tué son père. Laissée deux bras ballants à la belle étoile, sa mère morte trois jours après sa naissance, elle n'a connu que l'affection paternelle. Et la voilà seule. La mort cajole les yeux de son père en un battement de cils. Un nuage d'ombres tapisse la candeur de ses yeux devenus gris cendre. La cervelle vidée de son crâne écorché. Sa fille ligotée. Les bras au fer. Les pieds aux chaînes. La tête bâillonnée. Elle sera jetée à la forêt des Dalles, à trois kilomètres du palais national. Elle n'en était pas la seule victime. Des milliers paysans rechignent leur rêve cinglé dans la demeure du silence. Un silence éternel sur les ailes silence que ma main découd par le biais des mots. La fille jetée dans les bois de la forêt des Dalles marche seule jusqu'à trouver la route de la capitale. La misère l'accueille à bras ouverts dans les rues et les avenues d'une ville peuplée de rats et de souris. Devant la cathédrale, elle s'y installe sous l'instigation d'un vieillard. Elle écoutait la nuit les rats et les souris qui font la course sur les immondices érigées en gratte-ciel à l'entrée de l'église. Il n'y avait pas longtemps qu'on organisait un Te Deum pour bénir le nouveau chef d'État. C'était à la cathédrale. À proximité de ces déchets plastiques, matières fécales, cadavres humains et d'autres animaux. Ce jour là, le soleil dormait au cercueil du midi. Je regardais les mouches que traînait la queue de l'aube. C'était quelques jours après l'intronisation du président que survient l'expropriation forcée des paysans. Et quelques mois plus tard le président signera un contrat avec un homme d'affaire. Il l'accorde la franchise de cultiver toute la savane durant vingt ans. Bon nombre de propriétaires deviennent travailleurs des champs. En moins d'un mois, elle se dépérit comme une vieille branche sans feuilles ni fleurs détachées de son tronc par le vent des cyclones. Son squelette brille sous sa peau de tuile claire et transparente sans chaire. Des veines sillonnent tout son corps. Elles s'entrecroisent s'entremêlent s'entrelacent pour créer des figures géométriques multiformes des angles droits des angles obtus des angles aiguës par-ci par-là. Son visage ovale écorné prend la forme d'un parallélépipède de mesures inégales. Je dessinerais son cadavre traîné par l'ombrage de ses pieds si je pouvais. Elle écoutait les sermons du curé tous les jours. La première fois que je l'ai vue, c'était un dimanche de Carême. Elle regardait des milliers de sous jetés au pied de Marie. Son coui vide. Elle berçait la souffrance dans ses bras en ce dimanche où tout le monde attendait la résurrection du Christ une nouvelle fois. On ne creuse pas la terre pour ne pas saigner le corps de Jésus. On n'abat pas les arbres pour qu'ils ne vomissent pas du sang. Mais cette fois-ci Christ est mort. Mort plus que jamais. Et ne se réveillera plus. Ce dimanche Jésus est mort sur le bois du calvaire. Il n'avait ni funérailles. Ni enterrement. Ni bénédiction. Le lendemain, il traînait à sa queue le cadavre de la pauvre morte ventre crevé de faim. Elle n'avait ni funérailles. Ni enterrement. Ni bénédiction. C'était très simple. Comme une lettre à la poste. Les pauvres n'ont pas de biographie. De chorale. Des prêtres pour célébrer leurs obsèques. Dès qu'ils sont morts. C'en est fini. C'en est tout. À part des mouches qui plaigneront sur leur cadavre. Les rats les souris les vermines et les charognards qui feront la fête. Elle est morte sur le trottoir. Les mouches se disputent qui la baisera en premier. Sa bouche clamsée. Son œil droit au dents de loup déchire son visage vide. Son œil gauche de phacochère dans sa tête d'anolis. J'aurais bien aimé te raconter mille pages en huit mille mots malheureusement ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.