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D'un geste ample et assuré, Louise retire la couverture. Dessous, la vieille Chevrolet de son grand-père. C'est une Bel Air de 1956. Elle passe la main sur le capot. La peinture s'écaille un peu.
Louise se souvient encore du jour où son grand-père a trouvé cette voiture. Il venait de bougonner que les sites d'occasion en ligne n'étaient pas pour lui lorsqu'elle avait tapé le nom de la voiture rêvée dans le moteur de recherche. Son grand-père était aussitôt revenu sur sa déclaration.
Louise a plié la couverture pour la poser sur l'établi. Elle ouvre la porte du garage, afin de laisser entrer une lumière plus forte que le faible néon en fin de vie. Le soleil l'éblouit un instant, avant de lui permettre d'enfin pouvoir admirer convenablement la ligne pure du bien le plus précieux de son grand-père.
C'est le même modèle en miniature qu'elle a placé, quelques heures plus tôt, sur le cercueil de ce dernier. Sa passion pour les voitures américaines et son amour particulier pour la Bel Air de 1956 se devaient de le suivre dans la tombe.
Une larme s'écrase sur le capot bleu pâle. Louise ne prend pas la peine d'endiguer ses pleurs. Elle laisse couler sa douleur, ouvre la portière et s'assoit derrière le volant. Elle a eu son permis bien avant que son grand-père ne puisse plus conduire, mais jamais elle n'a eu le droit d'être à la place du chauffeur. C'était sa voiture à lui, et personne ne devait y toucher.
Louise se rappelle le vent dans ses cheveux lorsque son grand-père l'emmenait, fenêtres ouvertes, sur les routes de Bretagne. Ils partaient le matin et ne rentraient que tard le soir, sans jamais savoir où ils allaient vraiment. André conduisait pour le plaisir.
Louise s'effondre soudainement sur le volant, une douleur plus vive encore s'attaquant à son cœur endeuillé. André, ce grand-père qui refusait d'être un vieil homme tout en prenant son rôle de papi très au sérieux.
Elle tourne la clé dans le démarreur.
Le moteur rugi, féroce, désireux de s'élancer sur le goudron, comme au temps de sa jeunesse. Il ne ronronne pas comme dans les voitures récentes, mais gronde pour qu'on l'entende. Louise a un faible sourire, encore mouillé de larmes. Son regard se durcit. Les voitures d'aujourd'hui ne font plus de bruit, roulent trop vite et tuent facilement.
André n'est pas mort au faîte de sa vieillesse. Il a été fauché par la banale Renault Clio du voisin.
Louise desserre le frein à main. La colère a brusquement rejoint la douleur. Elle repense aux policiers qui ont relâché l'assassin trop rapidement à son goût. Ils ont dit à la famille qu'ils ne pouvaient pas le garder, que ce n'était qu'un accident. Un procès devrait régler l'affaire.
Un accident, peut-être. La connerie humaine, sûrement. Louise connaît déjà les arguments que cet abruti sortira au tribunal : « Comprenez monsieur (ou madame) le Juge, mon voisin était vieux et n'avait plus toute sa tête. Ce n'était pas la première fois que je le voyais se mettre en danger... »
Louise stoppe la voiture au bord du trottoir. En face, sur son allée bien entretenue, le voisin en question lave consciencieusement sa nouvelle voiture. Monsieur a investi dans une de ces nouvelles DS qui trahissent la beauté des anciens modèles (dixit André).
Louise fait de nouveau gronder le moteur, le pied sur le frein. Elle n'est pas encore sûre de ce qu'elle veut faire. Elle voudrait juste rouler pour oublier, mais l'homme d'en face continue sa vie comme s'il n'avait fait qu'écraser un escargot. Il a même l'outrecuidance de la saluer. Certes un peu gêné, mais pas encore assez pour la jeune femme.
Elle ferme les yeux. Le moteur gronde, apaisant. Des images de son grand-père l'envahissent. Un petit homme aux yeux pétillants, qui n'a jamais perdu son humour, même après son AVC. Il ne s'est pas plaint une seule fois d'être diminué physiquement. La seule preuve qu'il vivait néanmoins une période difficile, c'est la clé du garage qui a pris la poussière, ancrée dans la serrure qu'il n'a plus jamais ouverte.
Louise aurait aimé l'emmener faire un tour dans son vieux bolide, mais l'autre en face lui en a enlevé la possibilité. Après le procès, il pourra enfin mettre la main sur le terrain de son grand-père, et raser la « vieille bicoque » qui lui « gâche le paysage ». La jeune femme sait que la maison sera vendue. Elle sait également qu'aucun membre de sa famille n'aura cure d'à qui elle reviendra.
Louise n'aurait pu jurer qu'elle ne voulait pas sa mort. Elle n'est même pas sûre d'avoir ouvert les yeux avant de lever le pied du frein. Tout ce dont elle se souvient, c'est d'avoir laissé vrombir le moteur et bondir la voiture, en tournant un volant qui n'avait plus d'emprise sur les roues.
Et d'avoir percuté la voiture neuve, de l'autre côté de la route.
Avec le voisin entre les deux pare-chocs.
Et personne pour savoir que Louise connaissait l'anomalie que son grand-père n'avait pas eu le temps de réparer.
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Pourquoi on a aimé ?
D’abord empreint de mélancolie, au souvenir de moments partagés entre une jeune fille et son grand-père, ce texte passe doucement à une émotion
Pourquoi on a aimé ?
D’abord empreint de mélancolie, au souvenir de moments partagés entre une jeune fille et son grand-père, ce texte passe doucement à une émotion