Aviatrice

- “Je veux devenir aviateur ! ” répétait en boucle Amandine.
Tout en tambourinant sur la table de ses menottes.

- “Tu sais bien que ce n’est pas pour les filles” finit par lancer sa mère, sans la regarder. Toute affairée qu’elle était à sortir le plat du four pour le déposer sur la table. Sur laquelle, fort heureusement, elle avait pensé à disposer, bien au centre, un sous-plat.
Question d’organisation.

Voilà tout était prêt.

- “A table !!” dit-elle, alors qu’Amandine et son père l'étaient déjà.
En fait, il ne manquait qu’elle. Elle s'assit.

- "Chéri, as- tu une petite ou une grosse faim ? ” s'enquit-elle auprès de son mari.
Installé en bout de table, ce dernier replia consciencieusement son journal, écrasa sa cigarette dans le cendrier. Cendrier sur pied qu’il éloigna.

- “ Je dirais .. moyenne” répondit-il avec un sourire qui déclencha celui de sa femme.
C’était leur petit rituel quotidien ou presque. Amandine ne comprenait toujours pas comment cette blague absurde les faisait encore marrer. N’importe quoi, se dit-elle.

Après avoir servi son mari, à nouveau souriante après un "merci chérie", Claudine se tourna vers Amandine, dont les coudes posés sur la table supportaient une mine renfrognée. Son sourire se décomposa en un petit air sévère :

- “Toi, Amandine, je te sers raisonnablement et tu mangeras toute ton assiette.
C’est bien compris ? ”

- “ Les assiettes, ça n’se mange pas !” lança la fillette, levant les yeux au ciel, agacée.
Le menton reposant toujours sur les coudes. Son minois déformé par ses mains qui plissaient excessivement ses yeux.

Claudine s’empressa de jeter, un regard mi-interrogatif, mi-outrée, à son mari. Et insistant.

Et comme une petite bombe à retardement :
- “ Amandine !!!” s'exclama Paul, d’un ton qui se voulait sévère et d’une voix incertaine.

En réalité, il avait tenté la sourde-oreille pour échapper à son devoir d’autorité, devenu trop récurrent à son goût, ces derniers temps. Mais il était rappelé à l’ordre. Et à raison.
Il se devait de ravaler sa petite admiration pour ce répondant déroutant en toute circonstance. Relever l’effronterie. Et surtout, ne pas désavouer sa femme.

- “ Mais c’est vrai papa, je veux devenir a-via-teur !” réagit la fillette, désespérée.


- “Je te l’ai déjà dit, je ne sais combien de fois”, s’empressa de dire la mère excédée, “ce n’est pas un métier pour les filles. Et puis tu es trop jeune. Peut-on manger maintenant ? Ça va refroidir !”.


- “ Mais papaaa !!! ” implora Amandine.

C’est maintenant deux paires d’yeux qui fixaient Paul, dans l’attente d’un jugement. Celle de sa fille, à droite. Et celle de sa femme, à gauche. Il oscillait entre l’une et l’autre.

Mais il devait arbitrer. Cette situation ne pouvait durer.
C’était la même histoire, tous les soirs, depuis qu’il avait emmené sa fille à cette journée portes ouvertes à.. l'aérodrome Saint Exupéry.

Un doute lui traversa l’esprit. Ayant eu une enfant unique, peut-être l’avait-il élevée comme un garçon. D’autant plus qu’il n’avait eu que des frères.
Mais non, Amandine aimait porter de jolies robes ! Même s’il ne fallait jamais l’appeler “princesse”. Elle détestait. Elle l’avait dit un jour, alors qu’elle portait une magnifique tenue de demoiselle d’honneur à un mariage, et qu’il s’était exclamé en la nommant “ma princesse !”:

- “Je ne suis pas ta princesse. Je ne veux pas être une princesse. Les princesses, ça met juste des belles robes et ça n’fait rien d'intéressant !”.

Paul devait se décider. D’autant qu’il avait faim et que le poulet rôti diffusait des effluves irrésistibles.

- “J’y réfléchirai. La nuit porte conseil” annonça-t-il comme un couperet. Engendrant la mine déconfite des belligérantes. Et devant la consternation générale, ajouta à l'attention d'Amandine :“J’en parlerai avec ta mère, je te le promets.”
Il aurait pu esquiver avec un “on verra, si tu as de bonnes notes”. Ou quelque chose comme ça. Temporiser dans l’espoir que sa fille change de projet d’ici là.

Mais non. C’était là une magnifique ambition que de devenir la première femme française pilote de ligne. Il en ressentait même de la fierté. Et dans tous les cas, Amandine ne renoncerait pas. Il connaissait sa fille. C’était une parole solennelle qu’elle attendait.

Mais il savait aussi que ce serait, le cas échéant, un engagement sur lequel il ne pourrait revenir. La confiance de sa fille lui était précieuse. Leur complicité était pour lui, sacrée.
Par ailleurs, il ne pouvait balayer d’un revers de main que lui-même, exactement au même âge, avait décrété vouloir devenir médecin. Aujourd'hui, il l’était.

Amandine s'inclina devant la formule magique. “Je te promets, avait-il dit”.
Pauline souffla.

- “Alors ce poulet ? Assez grillé ? “


Dans le fond, Paul était décidé. Décidé à accompagner sa fille, quels que soient ses choix. Il avait en cette petite, une confiance inébranlable. Il n’aurait su dire pourquoi. C’était comme ça.

Il faut dire aussi que Paul avait été extrêmement touché par les propos des féministes. Simone de Beauvoir, Simone Veil, Gisèle Halimi.. Il avait trouvé ces signataires du Manifeste des 343, très courageuses. Lui qui avait accepté que Claudine se fasse avorter en catimini alors qu’il était jeune étudiant en médecine. Il avait été hors de question pour elle de faire naître un enfant dans l’insécurité. D’ailleurs, ils n’en ont plus jamais reparlé. Un voile qui s’était estompé avec le temps et l’arrivée d’Amandine mais ne s’était jamais totalement levé.

Ce n’est pas pour autant que Claudine était devenue féministe. Bien au contraire. Par exemple, elle ne voulait personne dans SA cuisine. Pourtant, Paul aimait tant cuisiner.
Si Claudine était plus heureuse ainsi ..


Plus tard dans la soirée, toute la maisonnée alla se coucher. Et pendant que Paul enfilait son pyjama et se glissait dans des draps propres et bien repassés, Claudine, qu’il apercevait au travers de la porte entrebaillée de la salle de bain, marmonna quelque chose comme:

- “Tu n’es pas sérieux. Elle ne peut pas se mettre dans la tête ce genre de métier”.

- “Quel genre? répondit Paul, alors qu’il ôtait ses lunettes pour les poser sur la table de nuit.

- “Et bien, un métier d’homme ! De toute façon, tu n’auras qu’à lui dire que nous sommes d’accord. Elle changera bien d’avis quand elle s'intéressera aux garçons”.

- “C’est mal connaître ta fille ! Amandine est capable d’être sur tous les fronts !“ répondit-il en s’esclaffant.

- “Paul ! ”

- “Quoi ?”

- “Mais, il n’existe pas de femme pilote de ligne !”

- “Et bien, il faut bien une première fois. Amandine retournera ciel et terre, s’il le faut”

- “Admettons, par miracle, qu’elle y parvienne, il faudra bien qu’elle fonde une famille”.

- “Qui sait, son mari sera peut-être également pilote." dit-il en souriant.

Claudine ne trouvait pas ça drôle.

- “Mais moi, je suis très heureuse comme ça.“

- “Mais elle, n’est pas toi. Et pas moi non plus, d’ailleurs”.

A ces mots, Claudine se mit brusquement à pleurer. Et balbutiant entre deux sanglots:

- “j’aimerais tellement qu’elle, qu’elle ..“

- “Qu’elle, quoi ? répondit Paul, prenant sa femme dans les bras.

- “C’est dur, dit-elle. Ce monde est taillé pour les hommes. Et je sais, je sens, qu’elle va devoir se battre pour devenir pilote ou je ne sais quoi”.

- “Ne t’inquiète pas, notre fille est solide. C'est une battante ! Elle l’a toujours été, tu le sais bien. Faisons lui confiance. Elle y arrivera. Et, puis nous serons là, n’est ce pas? ”

Claudine, toujours blottie contre son mari, leva les yeux vers lui. Et tout en séchant ses larmes:“ Tu veux bien préparer ton délicieux pain perdu, demain matin ? ”



Note : Cette fiction m’a été inspirée par une femme que j’ai connue, Suzy Oberlin.
Suzy a été la première Française, pilote de ligne. Elle est mère de famille nombreuse et grand-mère. En 1982, elle obtient l’accès des femmes à l’École interarmées des sports.
Et quinze années plus tard, son combat a débouché sur l’ouverture de la section Pilotes de l’armée de l’air aux femmes.