Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Je me suis réveillé dans une pièce blanche, impersonnelle, baignée d'une lumière glaciale, presque irréelle. Les murs étaient si lisses qu'ils semblaient ne pas avoir été construits, mais rêvés. L'air avait une odeur métallique, un relent d'absence, comme si le lieu avait été vidé de toute vie depuis longtemps. Une fenêtre minuscule, noyée de buée, laissait filtrer un filet de lumière grise, tremblante, comme hésitante à entrer.
J'étais allongé sur un lit étroit, aux draps rêches qui m'ancraient à la matière. Un bracelet d'hôpital enserrait mon poignet, mais aucun nom n'y était inscrit. Le silence n'était pas un vide, mais une présence oppressante, rythmée par le bourdonnement sourd d'un néon qui pulsait à l'unisson avec mon cœur. Chaque battement résonnait comme une question suspendue.
Je ne savais pas si j'avais dormi longtemps, ou si je venais seulement de naître.
Les médecins m'ont parlé doucement, comme à un enfant fragile. Ils m'ont dit que j'avais été retrouvé inconscient, seul, sur un banc dans un parc de la ville. Pas de papiers. Pas de téléphone. Pas d'identité. Mais je parlais le français. Couramment. Trop bien, même, selon eux. Et pourtant, j'entendais une dissonance. Comme si les mots que je prononçais n'étaient pas les miens. Une sensation de déguisement. Comme un costume qui me va parfaitement, mais dont je n'ai aucun souvenir d'avoir choisi la couleur. Et au fond de moi, quelque chose résistait — un battement ancien, enfoui, qui résonnait à contretemps. Parfois, au creux du silence, montait un écho : une voix douce murmurant un "ầu ơ..."* qui berçait l'air comme une promesse oubliée. Un parfum furtif de feu de bois et de riz chaud me surprenait, aussi réel qu'irréel. Il y avait le goût amer et tendre du thé vert, celui que l'on boit lentement entre deux silences. Et la chaleur fugace d'un gâteau enveloppé dans des feuilles de bananier semblait effleurer mes doigts. Ces sensations n'étaient pas des souvenirs... mais elles m'appartenaient. Elles saturaient l'espace intérieur de mon corps, comme si chaque cellule en portait l'empreinte secrète.
La nuit, je ne dors pas vraiment. C'est un passage, une traversée. Des images me visitent : un fleuve brun et large, des enfants pieds nus qui rient dans la poussière, une femme au visage caché sous un chapeau conique me tend un bol fumant. Le parfum me transperce : gingembre, riz chaud, feu de bois.
Je me réveille le cœur battant. Ce goût, je le connais mais je ne sais pas d'où il vient.
D'autres nuits, une voix chante dans l'ombre. Une berceuse lente, rauque, dans une langue inconnue. Mais je sens mon souffle s'aligner à sa cadence, comme si mon corps s'en souvenait.
Le matin, il ne reste que des fragments : l'odeur du thé amer, le vert d'une feuille de bananier , le son d'un bol en porcelaine. Ce ne sont pas des rêves. Ce sont des appels. Et je me demande : et si je venais de ce monde-là ? Non pas par la mémoire, mais par l'âme ?
Je marche souvent sans but. Un jour, une vitrine m'arrête : "PHỞ – Spécialités vietnamiennes." Trois lettres simples, mais elles me frappent en plein cœur. À travers la vitre, une vieille femme sourit, un bol fumant entre les mains. Je sens ce parfum. C'est celui du rêve. Je n'entre pas. Mais je frissonne. Un autre jour, dans le métro, un homme parle au téléphone dans une langue étrange. Il murmure un mot avant de raccrocher : "mẹ". Mon cœur s'arrête. Je ne connais pas ce mot, mais il me bouleverse. Plus tard, je le répète doucement. Et c'est comme si une porte s'ouvrait en moi.
Je ne comprends pas cette langue, et pourtant elle m'atteint. Elle me connaît. Ce mot contient plus qu'un sens. Il contient un lien. Une origine. Quelque chose d'universel. Et peut-être, profondément, quelque chose à moi.
À l'université, j'assiste à un cours sur les cultures d'Asie du Sud-Est. Le professeur parle du Vietnam, de sa langue, de ses souvenirs d'enfance. Quand il dit "quê hương"**, j'ai envie de pleurer. Ce mot résonne sans que je le comprenne. Après le cours, je l'aborde. Je lui demande : "Vous croyez qu'on peut ressentir une langue qu'on n'a jamais apprise ?" Il me regarde longuement, puis murmure doucement : " Con có nhớ mẹ không ? " (Est-ce que votre mère vous manque ?). Je reste figé. Je comprends. Non pas chaque mot, mais tout le sens. Ce que cette phrase me fait. Elle me traverse. Elle me réveille. Et je réponds : "Je... je crois que oui.".
Il hoche la tête : "Parfois, nos racines nous parlent avant même qu'on sache écouter."
Plus tard, j'intègre un atelier de vietnamien. Les sons sont nouveaux, complexes, mais familiers. Je me souviens de ma première confusion : au lieu de dire " bà " (grand-mère), j'ai dit " ba " (papa) avec un ton plat, ce qui a déclenché un fou rire général. Je souris aussi, un peu gêné, mais touché par la chaleur de la classe. La professeure, patiente et bienveillante, me corrige doucement. Je sens que l'erreur fait partie du chemin, et qu'ici, je peux être vulnérable sans honte. Quand la professeure dit " ba " , " mẹ ", " nhà "***, mon cœur se serre. Je ne comprends pas encore tout, mais mon corps, lui, semble comprendre. C'est comme si ces sons glissaient sous ma peau, éveillaient une mémoire somatique enfouie depuis longtemps. Un jour, elle écrit au tableau : " quê hương". Elle explique que cela signifie " la terre natale ". Je répète lentement : " quê hương ". Ma gorge se noue. Des larmes montent sans raison. Ce mot est plus qu'un mot. C'est une clé. Une vibration ancienne, profondément enfouie. J'aurais aimé revoir un sourire, entendre une voix, sentir une main dans la mienne. Mais tout cela reste flou, comme un rêve effacé. Pourtant, quelque chose a émergé du vide : une langue. Une musique intérieure. Et un jour, sans prévenir, j'ai compris une phrase avant qu'on me l'explique. Ce fut simple, mais fulgurant. Comme si cette langue avait toujours été là, en attente.
Aujourd'hui, j'écris mes premiers mots en vietnamien. C'est encore maladroit, hésitant, mais c'est à moi. Je ne cherche plus à retrouver ce que j'ai perdu. Je construis ce que je veux devenir.
Dans un café, une vieille chanson vietnamienne passe à la radio. Je ne comprends pas toutes les paroles, mais je ferme les yeux, et je souris. Il y a quelque chose dans cette mélodie qui me berce, qui m'enracine. C'est comme rentrer chez soi, sans jamais y avoir été.
Alors, peut-être que je ne peux pas raconter d'où je viens. Peut-être que mes racines sont éparpillées dans les replis de mon être, invisibles mais tenaces. Mais je peux dire où je vais. Et ce lieu, je le choisis, non par héritage mais par résonance. Je le choisis à chaque mot que j'apprends, à chaque image qui me trouble, à chaque rêve qui m'ouvre la porte d'un monde ancien et pourtant mien. À chaque silence aussi, car il y a des vérités que seule l'âme sait entendre.
Je l'appelle QUÊ HƯƠNG.
*Ầu ơ... : La parole dans une chanson de faire dormir un bébé au Vietnam
** Quê hương : La terre natale
***Mẹ : La mère
***Ba : Le père
***Nhà : La maison