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Chaque jour dès l'aube, il virevoltait derrière le bar. Depuis quand était-il là ? Personne ne se souvenait plus de son arrivée dans ce rade de banlieue, coincé entre usines et cités. « Le terminus », il s'appelait. Un nom prédestiné. Un jour il avait été là et puis il était resté. Avec son air naïf, ses gestes efféminés, son costume si raffiné et si décalé. Tout dans ses manières jurait avec le décor ambiant. Jour après jour il avait imposé sa gentillesse et sa fermeté face aux récalcitrants, aux alcolos et aux grincheux de tous poils.
Au fil des ans, il était devenu un repère dans cette petite ville grisâtre. Le bar était situé face à la gare et de là on pouvait observer les allers et retours rythmant la journée : les milliers de fourmis qui se précipitaient le matin et le soir vers les bureaux de la capitale, puis l'immense temps creux entre le matin et le soir. Tous les matins de la semaine, sur le comptoir en formica, étaient déposés les œufs durs, les croissants dans la boîte rouge en plexiglas, les boîtes de sucre. Et se succédaient les petits noirs, les blancs secs, les bières et les rhums...
Face à la danse des verres et des tasses se croisaient les vies de tous ceux qui derrière leurs boissons, chaudes ou froides, avaient un air un peu perdu. Il y avait ceux qui avalaient à toute vitesse leur café avant de se ruer dans le train, et ceux qui faisaient traîner verre après verre. À huit heures du matin, la vie peut ressembler à l'éternité.
On ne savait rien sur l'histoire du grand Théo. On ne lui connaissait pas d'ami. Pas d'amour. Même en fin de soirée, on ne se souvenait pas l'avoir entendu raconter des bribes de sa vie passée. Petit à petit on avait arrêté de se poser des questions et on l'avait pris comme il était.
Dans l'univers glauque de ce bar, il détonait. Son costume jurait au milieu de ce décor : nœud papillon, chaussures bicolores, pantalon écossais et gilet de flanelle l'apparentaient un jour au clown Auguste, un autre jour à un gentleman des années trente. Cela dépendait de la lumière, du camaïeu de couleurs et de l'atmosphère du moment. Sa blondeur le faisait ressembler à un ange qui aurait grandi trop vite. Et si sa voix efféminée se perdait souvent dans les aigus, son vocabulaire pouvait être celui d'un charretier.
Il ne fallait pas longtemps pour comprendre que ce bar pourri était son royaume. Inlassablement, avec un sourire d'ange, il servait chacun. Sans jamais s'énerver face à des remarques désobligeantes, ou à des discussions un peu aigres. Et de l'aigreur il y en avait forcément entre tous les paumés et les éclopés de la vie qui se croisaient derrière son comptoir. Des chagrins, des regrets, des souffrances, des silences... Mais les paroles pouvaient aussi être brutales, violentes même quand les esprits s'échauffaient.
Théo ne prenait jamais part aux discussions. Même lorsque l'un ou l'autre l'interpellait, le prenant à partie, il se contentait d'osciller la tête ou de murmurer. Ce refus de répondre, cette discrétion qui confinait au secret, énervaient parfois les habitués.
Une seule fois, il avait surpris la compagnie en interférant dans une discussion qui touchait à la religion. Oh, de manière elliptique, il avait juste consenti à acquiescer lorsque Pedro lui avait demandé si l'on n'était pas libre de choisir le Dieu qu'on voulait. Ici bouffer du curé était fréquent, ou encore de l'imam... Bref, toutes les religions et leurs édiles étaient souvent cloués au pilori dans ce bar de banlieue. Normal, la religion était partout autour d'eux et pourtant elle ne semblait pas très utile pour les sortir de leur impasse. Beaucoup voyaient d'un mauvais œil les rituels qui leur semblaient inutiles voire maléfiques. C'était un des sujets récurrents. Cela dégénérait souvent, on le savait et les clients en avaient pris l'habitude.
C'est pour cela que le jour où le Grand Théo sauta par-dessus le comptoir et renversa le Fernand, le clouant au sol, le silence se fit. On aurait pu entendre une mouche voler. Chacun s'était figé, muet, n'osant pas bouger un orteil.
Théo, défiguré, hurla : « jamais plus de ta vie tu ne remettras un pied ici. C'est compris ? Dehors... ! ». Et il jeta le Fernand sur le trottoir où celui-ci mit un certain temps à se relever, à épousseter son pardessus et à se mettre en marche, tout en jetant un regard totalement effaré derrière lui. Il n'avait rien vu venir et n'avait pas compris ce qui venait de se passer...
Il fallut à tous ceux qui étaient présents à ce moment là des jours et des jours pour se remettre de leur surprise. On ne savait pas bien ce qui avait poussé Théo à franchir ainsi le comptoir, à se jeter sur ce pauvre Fernand qui n'était pas un mauvais bougre. Juste un peu bête le Fernand. Un peu bête et... très en colère contre les curés. Cela avait suffit à allumer l'étincelle.
Le grand Théo avait bien connu les curés. Il avait été leur élève durant de longues années et avait grandi dans l'atmosphère confinée d'un pensionnat religieux. Il en était peu sorti, n'ayant pas de famille à l'extérieur. Avec ses boucles blondes il ressemblait à un chérubin tout droit sorti d'un tableau de Michel-Ange. Adorable enfant... Tous les frères de la communauté recherchaient ses faveurs. Et c'est dans cette société d'hommes réunis par la passion de Dieu qu'il avait éprouvé ses premières émotions. À l'adolescence, Théo était tombé amoureux d'un jeune frère. Ils s'étaient aimés peu de temps, vite rattrapés par les règles en vigueur. Théo avait été exclu, le jeune prêtre révoqué et chassé du séminaire avec mesures disciplinaires à l'appui. Leur séparation avait été un déchirement sans consolation possible. Un éloignement définitif.
Dès lors, Théo avait connu une vie chaotique, versée dans le chagrin, le regret et l'amertume. C'est seulement dans ce bar qu'il avait connu le répit, au milieu de la dureté des hommes accoudés au comptoir. Jour après jour, il y avait trouvé une forme de rédemption.
Mais quand le souvenir devenait trop vif, son chagrin le submergeait encore. Face à Fernand, il n'avait pu réfréner sa colère, avait ravalé ses larmes et fait parler ses poings contre l'absurdité du monde.
Au fil des ans, il était devenu un repère dans cette petite ville grisâtre. Le bar était situé face à la gare et de là on pouvait observer les allers et retours rythmant la journée : les milliers de fourmis qui se précipitaient le matin et le soir vers les bureaux de la capitale, puis l'immense temps creux entre le matin et le soir. Tous les matins de la semaine, sur le comptoir en formica, étaient déposés les œufs durs, les croissants dans la boîte rouge en plexiglas, les boîtes de sucre. Et se succédaient les petits noirs, les blancs secs, les bières et les rhums...
Face à la danse des verres et des tasses se croisaient les vies de tous ceux qui derrière leurs boissons, chaudes ou froides, avaient un air un peu perdu. Il y avait ceux qui avalaient à toute vitesse leur café avant de se ruer dans le train, et ceux qui faisaient traîner verre après verre. À huit heures du matin, la vie peut ressembler à l'éternité.
On ne savait rien sur l'histoire du grand Théo. On ne lui connaissait pas d'ami. Pas d'amour. Même en fin de soirée, on ne se souvenait pas l'avoir entendu raconter des bribes de sa vie passée. Petit à petit on avait arrêté de se poser des questions et on l'avait pris comme il était.
Dans l'univers glauque de ce bar, il détonait. Son costume jurait au milieu de ce décor : nœud papillon, chaussures bicolores, pantalon écossais et gilet de flanelle l'apparentaient un jour au clown Auguste, un autre jour à un gentleman des années trente. Cela dépendait de la lumière, du camaïeu de couleurs et de l'atmosphère du moment. Sa blondeur le faisait ressembler à un ange qui aurait grandi trop vite. Et si sa voix efféminée se perdait souvent dans les aigus, son vocabulaire pouvait être celui d'un charretier.
Il ne fallait pas longtemps pour comprendre que ce bar pourri était son royaume. Inlassablement, avec un sourire d'ange, il servait chacun. Sans jamais s'énerver face à des remarques désobligeantes, ou à des discussions un peu aigres. Et de l'aigreur il y en avait forcément entre tous les paumés et les éclopés de la vie qui se croisaient derrière son comptoir. Des chagrins, des regrets, des souffrances, des silences... Mais les paroles pouvaient aussi être brutales, violentes même quand les esprits s'échauffaient.
Théo ne prenait jamais part aux discussions. Même lorsque l'un ou l'autre l'interpellait, le prenant à partie, il se contentait d'osciller la tête ou de murmurer. Ce refus de répondre, cette discrétion qui confinait au secret, énervaient parfois les habitués.
Une seule fois, il avait surpris la compagnie en interférant dans une discussion qui touchait à la religion. Oh, de manière elliptique, il avait juste consenti à acquiescer lorsque Pedro lui avait demandé si l'on n'était pas libre de choisir le Dieu qu'on voulait. Ici bouffer du curé était fréquent, ou encore de l'imam... Bref, toutes les religions et leurs édiles étaient souvent cloués au pilori dans ce bar de banlieue. Normal, la religion était partout autour d'eux et pourtant elle ne semblait pas très utile pour les sortir de leur impasse. Beaucoup voyaient d'un mauvais œil les rituels qui leur semblaient inutiles voire maléfiques. C'était un des sujets récurrents. Cela dégénérait souvent, on le savait et les clients en avaient pris l'habitude.
C'est pour cela que le jour où le Grand Théo sauta par-dessus le comptoir et renversa le Fernand, le clouant au sol, le silence se fit. On aurait pu entendre une mouche voler. Chacun s'était figé, muet, n'osant pas bouger un orteil.
Théo, défiguré, hurla : « jamais plus de ta vie tu ne remettras un pied ici. C'est compris ? Dehors... ! ». Et il jeta le Fernand sur le trottoir où celui-ci mit un certain temps à se relever, à épousseter son pardessus et à se mettre en marche, tout en jetant un regard totalement effaré derrière lui. Il n'avait rien vu venir et n'avait pas compris ce qui venait de se passer...
Il fallut à tous ceux qui étaient présents à ce moment là des jours et des jours pour se remettre de leur surprise. On ne savait pas bien ce qui avait poussé Théo à franchir ainsi le comptoir, à se jeter sur ce pauvre Fernand qui n'était pas un mauvais bougre. Juste un peu bête le Fernand. Un peu bête et... très en colère contre les curés. Cela avait suffit à allumer l'étincelle.
Le grand Théo avait bien connu les curés. Il avait été leur élève durant de longues années et avait grandi dans l'atmosphère confinée d'un pensionnat religieux. Il en était peu sorti, n'ayant pas de famille à l'extérieur. Avec ses boucles blondes il ressemblait à un chérubin tout droit sorti d'un tableau de Michel-Ange. Adorable enfant... Tous les frères de la communauté recherchaient ses faveurs. Et c'est dans cette société d'hommes réunis par la passion de Dieu qu'il avait éprouvé ses premières émotions. À l'adolescence, Théo était tombé amoureux d'un jeune frère. Ils s'étaient aimés peu de temps, vite rattrapés par les règles en vigueur. Théo avait été exclu, le jeune prêtre révoqué et chassé du séminaire avec mesures disciplinaires à l'appui. Leur séparation avait été un déchirement sans consolation possible. Un éloignement définitif.
Dès lors, Théo avait connu une vie chaotique, versée dans le chagrin, le regret et l'amertume. C'est seulement dans ce bar qu'il avait connu le répit, au milieu de la dureté des hommes accoudés au comptoir. Jour après jour, il y avait trouvé une forme de rédemption.
Mais quand le souvenir devenait trop vif, son chagrin le submergeait encore. Face à Fernand, il n'avait pu réfréner sa colère, avait ravalé ses larmes et fait parler ses poings contre l'absurdité du monde.
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