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Si cela avait été possible, j'aurais évité ce soir-là tout trajet en transport en commun.
L'automne était bien entamé, la température bien basse et la brume de Seine-et-Marne plus pénétrante que jamais. La journée avait été épuisante. A la faveur d'une offre commerciale imbattable, j'avais décidé d'offrir à mon fils un séjour parisien. Nous avions passé la journée dans un parc d'attraction, avalé des kilomètres et des sucreries, piétiné pendant des heures. Il restait une dernière étape pour réaliser le séjour parfait aux yeux de mon fils : voir la tour Eiffel. Lenny, six ans, en parlait avec des étoiles dans les yeux. Il l'appelait « la grande dame ».
Je trouvais ça bien surcoté pour un amas de fer. Il faut dire que l'émerveillement ne faisait plus partie de ma palette d'émotions depuis longtemps. Encore un sentiment qui avait dû s'égarer entre mon enfance parisienne, la séparation de mes parents, l'envie de chaleur de ma mère et notre déménagement précipité dans le Sud. Et puis ce père, resté « à la capitale ». Qu'est-ce que je lui en ai voulu de préférer son studio sans espace à une vie proche de moi. Mais il disait que sa vie était à Paris, que j'étais le bienvenu. Tu parles... Il me semble, durant mes années adolescentes, avoir souhaité qu'il y crève dans sa capitale.
Et puis un jour, c'est arrivé pour de vrai. Alors j'ai enterré mon père, la tour Eiffel, l'odeur du métro et la possibilité de pardonner un jour.
L'histoire a une fâcheuse tendance à répéter ce qu'elle fait de pire. Je suis en plein divorce, ma femme m'annonce vouloir vivre à Bordeaux. Putain de destin. Mais je ne suis pas mon père, moi. Pour preuve, je suis capable d'offrir à mon fils une parenthèse dans sa vie bouleversée.
Nous voici donc, Lenny barbouillé de barbe à papa et tenant à bout de bras un sac de souvenirs très lourd, et moi, le cœur au moins aussi lourd, sur les quais du RER.
Direction Châtelet – Les Halles. Quatorze stations, ça va être long. On arrive à se faufiler en fond de train et à s'asseoir, enfin. Lenny a les yeux qui tombent. Il fixe la fenêtre et son enthousiasme de la journée laisse place à une lasse mélancolie. Le train démarre. Prochain arrêt : Val d'Europe. Le bruit si particulier du RER, son bercement, tout me renvoie trente ans en arrière.
Déjà trente ans. Que trente ans. Je ne sais plus comment j'en suis arrivé à en vouloir à une ville entière mais j'avais réussi à ne jamais retourner à Paris. J'ai donc exceptionnellement consenti à remettre les pieds dans mon enfance en essayant d'être indifférent aux souvenirs. Et jusque-là, mon amnésie va plutôt bien. Bussy-Saint-Georges, Torcy... Les arrêts défilent et les paysages deviennent de plus en plus familiers, contre mon gré. Noisy – Champs... Lenny, silencieux jusqu'alors, ose un regard. Il sait qu'il va m'agacer mais n'y tient plus.
— Papa, c'est quand qu'on arrive ?
Cette question m'horripile. Je m'entends lui répondre machinalement :
— Au prochain arrêt.
Silence.
Noisy-Le-Grand, il me regarde ne pas bouger, le train repart.
— Quand est-ce qu'on arrive ?
— Au prochain arrêt.
Même discours à Neuilly – Plaisance.
Ses yeux sont cernés et déçus.
Son père est un pauvre type perdu dans son monde d'adulte et rempli de sentiments qu'il ne peut pas éprouver. Je le regarde, lui et son sac trop lourd. Ce n'est pas lui que je regarde, c'est moi.
D'un coup ça me transperce, d'un coup c'est évident. Il me voit comme je voyais mon père. Ce père qui me répétait à chaque arrêt que le prochain serait le bon, cette réponse que je vivais comme une claque, cette impatience enfantine qu'il n'était plus en mesure de comprendre. Lui le triste, lui le vieux. Je suis cet enfant chamboulé et ballotté d'arrêt en arrêt, de séparation en déménagement. Et je le revois, lui. Son air toujours pressé et soucieux. Je me suis toujours accusé d'être la raison de son air acculé.
Tout remonte, une nausée de souvenirs afflue. J'ai le cœur au bord des lèvres lorsque le RER marque l'arrêt Val de Fontenay. J'ai tout fait pour échapper à mon enfance. Et je me rattrape violemment, là, entre Val de Fontenay et Vincennes.
Mon air fatigué est une indication, une façon maladroite de faire comprendre à mon fils que je suis éreinté, et limite des sollicitations. C'est donc ça. Ce n'était pas du manque d'amour. Mon père était juste un adulte.
Ma volonté de rester dans ma ville lorsque mon ex-femme emmène mon fils à Bordeaux m'a toujours parue légitime. C'est elle qui part, il ne faut pas se tromper de victime. Mais qu'est-ce que ça peut bien lui foutre à Lenny ? Mes raisons ne sont pas plus valables que celles de mon père à l'époque. Je suis lui. Lui tel que je l'ai laissé dans ma colère d'enfant.
J'ai dû changer de regard car au niveau de Vincennes, mon fils a retenté un timide :
— Papa, c'est quand qu'on arrive ?
J'ai laissé couler une larme, il m'a demandé pourquoi. Je lui ai dit qu'on se ressemblait, qu'enfant je posais la même question, que je trouvais ça émouvant.
J'avais tellement évité de lui raconter ma propre enfance que sa simple évocation lui a procuré un plaisir dingue.
— Au prochain arrêt bien sûr !
Et il a explosé de rire.
Un rire qui guérit, un rire qui pardonne. L'enfant que j'avais laissé entre deux rames il y a plus de trente ans a ri aussi. Frénétiquement, nerveusement, dans l'urgence. « Châtelet – Les Halles ».
A l'approche de l'arrêt, je me lève et j'exulte.
— C'est maintenant le prochain arrêt.
On quitte le train, on s'engouffre dans le RER C. L'excitation de Lenny est palpable. Sa main serre la mienne. Il comprend que son rêve n'est plus très loin.
— Papa, tu sais ce qu'il y a au prochain arrêt ?
Au prochain arrêt, je te parlerai de ton grand-père. Au prochain arrêt, je saurai voir à travers tes yeux. Oui, mon fils, au prochain arrêt il y a une merveille illuminée. Une grande dame qui va t'émouvoir par sa beauté et un père qui comprendra ta joie. J'aurai pardonné à mon père et serai capable de le devenir pleinement. Le prochain arrêt sera le premier du reste de notre vie.
L'automne était bien entamé, la température bien basse et la brume de Seine-et-Marne plus pénétrante que jamais. La journée avait été épuisante. A la faveur d'une offre commerciale imbattable, j'avais décidé d'offrir à mon fils un séjour parisien. Nous avions passé la journée dans un parc d'attraction, avalé des kilomètres et des sucreries, piétiné pendant des heures. Il restait une dernière étape pour réaliser le séjour parfait aux yeux de mon fils : voir la tour Eiffel. Lenny, six ans, en parlait avec des étoiles dans les yeux. Il l'appelait « la grande dame ».
Je trouvais ça bien surcoté pour un amas de fer. Il faut dire que l'émerveillement ne faisait plus partie de ma palette d'émotions depuis longtemps. Encore un sentiment qui avait dû s'égarer entre mon enfance parisienne, la séparation de mes parents, l'envie de chaleur de ma mère et notre déménagement précipité dans le Sud. Et puis ce père, resté « à la capitale ». Qu'est-ce que je lui en ai voulu de préférer son studio sans espace à une vie proche de moi. Mais il disait que sa vie était à Paris, que j'étais le bienvenu. Tu parles... Il me semble, durant mes années adolescentes, avoir souhaité qu'il y crève dans sa capitale.
Et puis un jour, c'est arrivé pour de vrai. Alors j'ai enterré mon père, la tour Eiffel, l'odeur du métro et la possibilité de pardonner un jour.
L'histoire a une fâcheuse tendance à répéter ce qu'elle fait de pire. Je suis en plein divorce, ma femme m'annonce vouloir vivre à Bordeaux. Putain de destin. Mais je ne suis pas mon père, moi. Pour preuve, je suis capable d'offrir à mon fils une parenthèse dans sa vie bouleversée.
Nous voici donc, Lenny barbouillé de barbe à papa et tenant à bout de bras un sac de souvenirs très lourd, et moi, le cœur au moins aussi lourd, sur les quais du RER.
Direction Châtelet – Les Halles. Quatorze stations, ça va être long. On arrive à se faufiler en fond de train et à s'asseoir, enfin. Lenny a les yeux qui tombent. Il fixe la fenêtre et son enthousiasme de la journée laisse place à une lasse mélancolie. Le train démarre. Prochain arrêt : Val d'Europe. Le bruit si particulier du RER, son bercement, tout me renvoie trente ans en arrière.
Déjà trente ans. Que trente ans. Je ne sais plus comment j'en suis arrivé à en vouloir à une ville entière mais j'avais réussi à ne jamais retourner à Paris. J'ai donc exceptionnellement consenti à remettre les pieds dans mon enfance en essayant d'être indifférent aux souvenirs. Et jusque-là, mon amnésie va plutôt bien. Bussy-Saint-Georges, Torcy... Les arrêts défilent et les paysages deviennent de plus en plus familiers, contre mon gré. Noisy – Champs... Lenny, silencieux jusqu'alors, ose un regard. Il sait qu'il va m'agacer mais n'y tient plus.
— Papa, c'est quand qu'on arrive ?
Cette question m'horripile. Je m'entends lui répondre machinalement :
— Au prochain arrêt.
Silence.
Noisy-Le-Grand, il me regarde ne pas bouger, le train repart.
— Quand est-ce qu'on arrive ?
— Au prochain arrêt.
Même discours à Neuilly – Plaisance.
Ses yeux sont cernés et déçus.
Son père est un pauvre type perdu dans son monde d'adulte et rempli de sentiments qu'il ne peut pas éprouver. Je le regarde, lui et son sac trop lourd. Ce n'est pas lui que je regarde, c'est moi.
D'un coup ça me transperce, d'un coup c'est évident. Il me voit comme je voyais mon père. Ce père qui me répétait à chaque arrêt que le prochain serait le bon, cette réponse que je vivais comme une claque, cette impatience enfantine qu'il n'était plus en mesure de comprendre. Lui le triste, lui le vieux. Je suis cet enfant chamboulé et ballotté d'arrêt en arrêt, de séparation en déménagement. Et je le revois, lui. Son air toujours pressé et soucieux. Je me suis toujours accusé d'être la raison de son air acculé.
Tout remonte, une nausée de souvenirs afflue. J'ai le cœur au bord des lèvres lorsque le RER marque l'arrêt Val de Fontenay. J'ai tout fait pour échapper à mon enfance. Et je me rattrape violemment, là, entre Val de Fontenay et Vincennes.
Mon air fatigué est une indication, une façon maladroite de faire comprendre à mon fils que je suis éreinté, et limite des sollicitations. C'est donc ça. Ce n'était pas du manque d'amour. Mon père était juste un adulte.
Ma volonté de rester dans ma ville lorsque mon ex-femme emmène mon fils à Bordeaux m'a toujours parue légitime. C'est elle qui part, il ne faut pas se tromper de victime. Mais qu'est-ce que ça peut bien lui foutre à Lenny ? Mes raisons ne sont pas plus valables que celles de mon père à l'époque. Je suis lui. Lui tel que je l'ai laissé dans ma colère d'enfant.
J'ai dû changer de regard car au niveau de Vincennes, mon fils a retenté un timide :
— Papa, c'est quand qu'on arrive ?
J'ai laissé couler une larme, il m'a demandé pourquoi. Je lui ai dit qu'on se ressemblait, qu'enfant je posais la même question, que je trouvais ça émouvant.
J'avais tellement évité de lui raconter ma propre enfance que sa simple évocation lui a procuré un plaisir dingue.
— Au prochain arrêt bien sûr !
Et il a explosé de rire.
Un rire qui guérit, un rire qui pardonne. L'enfant que j'avais laissé entre deux rames il y a plus de trente ans a ri aussi. Frénétiquement, nerveusement, dans l'urgence. « Châtelet – Les Halles ».
A l'approche de l'arrêt, je me lève et j'exulte.
— C'est maintenant le prochain arrêt.
On quitte le train, on s'engouffre dans le RER C. L'excitation de Lenny est palpable. Sa main serre la mienne. Il comprend que son rêve n'est plus très loin.
— Papa, tu sais ce qu'il y a au prochain arrêt ?
Au prochain arrêt, je te parlerai de ton grand-père. Au prochain arrêt, je saurai voir à travers tes yeux. Oui, mon fils, au prochain arrêt il y a une merveille illuminée. Une grande dame qui va t'émouvoir par sa beauté et un père qui comprendra ta joie. J'aurai pardonné à mon père et serai capable de le devenir pleinement. Le prochain arrêt sera le premier du reste de notre vie.
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