Au fil de la Loire

C'est drôle comme la solitude me pousse à te parler, à m'adresser à toi alors que tu n'es même pas à mes côtés. Le jour ferme ses paupières sur la Loire et mes pensées se perdent dans les reflets de l'eau rose qui s'assoupit sous les roseaux. Mon canoë fend la surface lisse du fleuve qui ouvre ses bras en me chuchotant des mots doux à l'oreille. Les oiseaux se sont tus. Dans l'air, le parfum du soir fait bruisser les feuilles des chênes. Je pense si fort à toi, toi qui m'a prise pour une folle quand je t'ai dit que j'allais te rejoindre à Nantes par la Loire. Tu as ri et tu m'as demandé si j'avais déjà tenu des rames. Ces rames... mes mains s'y agrippent fermement depuis une vingtaine de jours. Au début, ça m'a causé de belles ampoules, puis mes mains se sont habituées. Les muscles de mes bras souffrent, et pourtant je me sens si bien. Je crois que le silence agit comme un baume apaisant, à moins que ça ne soit les endorphines qui me plongent dans une certaine extase. Je ne fais qu'un avec le cours de l'eau.

Ma Nantaise, avec tes boucles blondes qui tombent en orages sur tes joues roses, j'imagine déjà ton sourire quand tu m'accueilleras sur le quai. Tu me serreras dans tes bras de laine et de douceur, devant une foule qui comprendra alors que derrière un exploit sportif brille la plus belle des histoires d'amour. La nuit tombe et fait se confondre les étoiles et leurs reflets. Je fixe mon embarcation au pied d'un arbre, sur une petite île enlacée par le fleuve et m'installe dans la tente. Avant de m'endormir, je repense à tes mots la dernière fois qu'on s'est vues, chez moi, au bord de la mer d'azur, quand je t'ai dit que je voulais vivre à tes côtés. « P'tit tournesol, pourquoi regarderais-tu vers la grisaille ? » J'avais alors détourné mon visage de toi pour regarder vers le soleil d'un air boudeur. Mon amour, cette fleur solaire que tu t'amusais à taquiner a perdu des pétales au fil de la Loire. Je me découvre battante, roseau face à la grêle, prête à affronter tous les défis.

Je me lève aux aurores, juste avant les premières lueurs. Une colonie de mouettes flotte en points blancs désordonnés, comme une poignée d'origamis jetés sur le fleuve. Je les observe en rêvant encore à moitié, quand j'entends un bruit de moteur. Une péniche, vieille carcasse tissée de rouille et de fantômes, traverse le groupe d'oiseaux qui se dispersent dans une envolée silencieuse. Cette scène dure quelque secondes, mais me permet d'oublier toutes les meurtrissures de mon corps. On ne peut pas s'imaginer à quel point la contemplation permet d'effacer toutes les souffrances. Je range mon matériel et quitte les berges de mousse qui m'ont accueillies cette nuit. Ce matin, le soleil n'apparaît qu'une dizaine de minutes avant d'être avalé par les nuages. Je me sens en forme, comme chaque début de journée. Les muscles de mes bras dorés n'ont jamais été si bien dessinés. Je me propulse sur les eaux noires parcourues d'algues couleur de jade qui dansent avec le courant. J'ai l'impression de survoler des aurores boréales. Sur les berges parsemées de maisons crayeuses aux toits d'ardoise, je vois des gens qui me saluent, ils crient mon nom. Et pourtant c'est ta voix que j'entends, tous les supporters du monde se font l'écho de ton souffle.

La pluie se met à tomber sur la surface hérissée de la Loire. Je ne vois plus grand chose, les carreaux de mes lunettes sont recouverts de gouttelettes. Je les enlève, manœuvrer sans distinguer le contour précis des écueils vaut mieux que de naviguer dans la masse informe des éclats de nuages, d'arbres et d'eau mêlés. Je peste contre cette averse soudaine qui me trempe jusqu'aux os, je n'ai même pas eu le temps d'enfiler ma tenue étanche. Je m’énerve contre cette douleur lancinante dans le dos qui ne me lâche plus depuis les premiers jours entre le Puy-en-Velay et Roanne. Elle s'insinue sournoise le long de ma colonne. Quand je me force à rester droite, elle me quitte l'espace d'un instant pour revenir plus tard. J'ai eu le droit à tout pendant ce voyage : les passages dangereux au début du trajet, les barrages à contourner en traînant mon embarcation sur son chariot, la pluie, la grêle, une attaque de cygne,...

Je repense à ce petit journaliste rougeaud qui m'avait interviewée sur les rives du fleuve à Coubon, juste avant mon départ. Il faisait si chaud, et les eaux claires riaient en chœur avec les enfants qui se baignaient en compagnie de leurs parents. Le jeune homme détonnait dans son costume, sa cravate semblait presque l'étrangler. Il m'avait interrogée sans jamais quitter des yeux la liste de questions qu'il avait griffonnées dans son carnet :

— Pourquoi entreprenez-vous ce voyage en canoë ?

— Par défi personnel, je veux me dépasser.

— Pouvez vous nous dire ce que ça fait d'être à la fois une femme et une battante ?

J'étais restée un moment sans voix face à l'absurdité de cette phrase sortie tout droit d'une époque lointaine, que je pensais révolue.

— Vous demanderiez la même chose à un homme ?

Il bredouilla des excuses sans décoller son regard de ses notes.

Ce gars ne m'avait pas du tout donné envie de lui expliquer pourquoi je me lançais dans cette aventure. Je ne voulais que son imagination étriquée frôle le dos de ta main, qu'il puisse se figurer cette flamme qui brûle en moi, l'attente de te retrouver. Tout ça est bien trop beau. Il n'aurait pas compris, il m'aurait demandé pourquoi je ne prends pas l'avion ou le train. Les renoncules aquatiques à fleurs blanches n'ondulent pas à la surface du tarmac des aéroports, les rails ne se séparent pas pour enlacer des îles peuplées d'oiseaux. Sans tout ce silence, comment pourrais-je entendre ta voix quand chantent l'eau et le vent ?

Une nouvelle nuit chuchote sa berceuse au cours de la Loire qui s'endort doucement. Les vaguelettes s'éteignent, mon canoë semble glisser sur un miroir. J'ai froid. Des sacs plastiques hantent les eaux noires comme des méduses spectrales et un halo orangé voile les étoiles. Je dois être toute proche de Nantes. Je sors mon téléphone de sa pochette, et je compose ton numéro. Mes lèvres violettes tremblent, j'ai du mal à parler. Ta voix, si chaude, semble trouver sa source quelque part dans des tropiques irréelles. Je te dis en pleurant à moitié que j'arrive bientôt, peut-être dans une heure ou deux. Je veux qu'il n'y ait que toi sur les rives du parc de Beaulieu, quand je débarquerai usée par tant d'efforts. Pas d'amis, pas de supporters, pas de journaliste rougeaud. Juste toi et tes orages, tes idées lucioles qui se rient des lueurs figées des réverbères. On laissera le canoë sur la berge, sans l'attacher, et on marchera jusqu'à ta voiture. Nos libertés entremêlées, je n'aurai plus besoin de ramer.