Au delà de la peur

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
Le coup claqua sec. Dieu merci je m'y attendais. J'avais le dos en lambeaux. J'étais révoltée. Ce n'était plus moi qui parlait. J'avais l'impression d'avoir muté. « Refus de l'autorité » une phrase que j'entendais trop souvent, mais qui aujourd'hui prenait tout son sens. Mais que dire? Si pour eux, se défendre et ne pas accepter de se faire rouler dessus était mal, alors où se situait la véritable frontière entre ce qui était bien et ce qui était mal? Surtout qui la délimitait ?
J'apprenais à mes dépends que le bien et le mal était toujours du côté du plus fort et non de celui du faible. Il fallait devenir forte. C'était la seule solution.
Nous étions passées de mains en mains depuis une semaine, moi et une vingtaine d'autres filles. La plus vieille d'entre nous devait à peine avoir 15 ans. Comme moi, elles avaient certainement été soit kidnappées dans la rue alors qu'elles revenaient de l'école, soit vendues par leur famille. La précarité aidant. Durant cette semaine, nous avons été battues, violées et forcées à coucher dans nos excréments.
- J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer les filles. Dit l'homme qui nous avait à sa garde depuis la veille seulement. Oubliez vos parents, oubliez vos familles parce que vous ne les reverrez plus. Ici, c'est votre nouveau chez vous et j'exige un dévouement total et absolu de votre part. Je vous attribuerai des numéros. Mémorisez-les! Je déteste me répéter. Gardez la tête baissée et ne levez jamais les yeux à moins que je ne vous y autorise. Vous m'appellerez maître est-ce que c'est claire pour tout le monde?
- Oui maître. J'entendis les voix s'élever en chœur autour de moi tandis que je gardais le silence. Ce qui attira forcément l'attention du type chauve et trapue. J'étais dégoûtée. Comment les autres pouvaient-elles rester aussi passives face à ce qui était en train de nous arriver?
- Debout numéro 1. Entendis-je crier près de moi, un objet de métal froid posé sur mon épaule gauche.
Je me mis debout sans protester. Quoique avec beaucoup de difficultés. Contusionnée et courbaturée. Du sang desséché sur la peau de mon dos marqué par le fouet. Je n'étais que douleur. Mais je ne sentais plus rien. Ce n'était plus moi je vous l'ai dit, depuis une semaine, j'avais muté.
- Est-ce que tout est claire numéro 1 ?
Je levai la tête, le fixant droit dans les yeux et gardai obstinément le silence. Dieu! Ce qu'il pouvait être incroyablement moche. C'était peut-être son manque de confiance en lui qui le poussait à poser des actes aussi ignobles? J'étais révoltée. En colère contre moi. En colère contre le monde. En colère contre Dieu. J'étais issue d'une famille pieuse, comme on sait si bien l'être là d'où je viens. Alors, pourquoi n'avait-il rien fait?
Vous vous demandez certainement pourquoi il faisait une telle chose et ce qui pouvait la justifier d'ailleurs ? Moi aussi je cherche encore la réponse de l'endroit où je vous écris. J'avais atterri là, dans ce monde de fous. Un monde résumé en deux mots. Récompense et punitions. Tu faisais ce qu'on te disait tu étais récompensé. Tu ne le faisais pas, alors tu étais puni.
Un mois plus tard j'étais finie. Épuisée. « Docile ». J'avais fini par comprendre que la meilleure manière de s'en sortir dans cet enfer, était de jouer le jeu. Et puis, j'étais le numéro 1. Toutes mes rébellions qui engendraient avec elles de sévères punitions, servaient surtout d'exemple à celles qui voulaient oser faire pareille et tuaient donc dans l'œuf toute pensé d'évasion. En tout cas pour les autres. J'avais un plan infaillible. Il fallait juste être assez patiente pour l'appliquer.
Au fur et à mesure que nous étions « dressées » et que le maître constatait avec satisfaction notre docilité, notre situation quotidienne changeait également. Nous ne couchions plus dans des cages. Nous avions déjà un dortoir avec des lits superposés mais plus confortables que les cages. Nous mangions deux fois la journée et le maître utilisait de moins en moins le fouet pour les punitions. Seule chose inchangée, nous ne sortions toujours pas. Enfermées dans notre dortoir sept jours sur sept.
Le temps s'écoulait à une vitesse phénoménale dans cet endroit. Je voyais mon corps se développer à la vitesse grand V, tout comme celui des filles. Cela servait certainement les plans du maître parce qu'il était de plus en plus de meilleur humeur. Il prenait même l'habitude d‘être présent lors de nos séances de bain collectif.
Un soir, il rentra particulièrement joyeux. Il avait les bras chargés de sacs. Il nous annonça que nous allions faire la fête. Qu'il organisait une fête en notre honneur et que nous avions pour mission de faire connaissance avec les personnes importantes qui seraient présentes à cette fête.
- Je vais le redire une dernière fois les filles. À cette fête, vous devez faire tout ce que ces personnes importantes vous demanderont de faire. Absolument tout. C'est bien claire pour tout le monde ?
- Oui Maître.
- Numéro 1 ? Prends ces sacs et distribue les toilettes. Que chacune soit prête d'ici une demie heure pour la coiffure et le maquillage.
- Oui maître.
- Bonne fille.
Quelques heures plus tard, tout le monde était là et il faut le dire, les filles étaient magnifiques avec leurs ténues. La fête était en fait une sorte de réunion privée de personnes pleines aux as, cherchant à dépenser leur fortune dans des plaisirs malsains.
On lui avait fait faire des choses vraiment innommables pour le commun des mortels qui pour elle, était le quotidien. Elle avait quitté le commun des mortels il y a longtemps. C'est fous comment les personnes qui ont trop d‘argent et ceux qui n'en n'ont pas peuvent côtoyer le même univers et sombrer dans la noirceur de manière différente. Les uns, achetant du plaisir, les autres, le donnant ou le subissant de gré ou de force. Et, sans espoir comme elles l'étaient toutes, il valait mieux que ce soit de gré. Le syndrome de Stockholm dans toute sa splendeur.
Les jours suivants, la soirée s'était tellement bien passée que le maître ne faisait plus beaucoup attention. Il nous laissait même nous balader dans la maison, lire, visionner. Mais ça s'arrêtait là.
Les jours d'après, nous pouvions même déjà sortir de la maison pour aller chez des « amis » du maître mais, toujours accompagnées de l'un de ses sbires. Tout se passait très bien et le maître était vraiment ravis. La situation s'améliorait également pour nous. Je devais l'exploiter.
Aujourd'hui, j'ai été envoyé chez un « ami » du maître qui m'aime bien et a encore fait appel à moi. Celui-ci est vraiment moins pénible. Presque humain. Ses goûts sont des plus simple et il ne tient pas bien l'alcool. Étant déjà bien secoué avant que je n'arrive, ça a été facile de le mener au coma éthylique juste avec un verre supplémentaire. J'ai verrouillé la porte, j'ai pris son téléphone et je l'ai déverrouillé grâce à son empreinte de pousse.
Je vous raconte mon histoire, non pas que j'ai espoir de retrouver un jour une vie normale ou même seulement ma famille, non. Je le fais pour que vous qui êtes restés preniez conscience de ce qui se passe dans l'ombre. Pour que vous puissiez vous protéger. Protéger les vôtres. Afin de lutter à armes égales avec la vie.
Je sais que tout espoir est perdu pour nous et pour la première fois depuis le début de ce cauchemar, j'accepte la situation.
Je m'appelle Kaly Nyongo, je vais bientôt avoir 15 ans.