Au bord de la Rivedanse

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Ce qu'Ernest Lefranc recherchait, dans cette promenade du dimanche soir, c'était la solitude. La Rivedanse, cette rivière glauque de novembre aux bords ingrats, attirait peu de monde. Ernest était craintif. Le front abrité sous un chapeau de western incongru, la bouche masquée par une épaisse moustache, les yeux tapis sous des verres foncés, l'homme vivotait dans un état d'effroi chronique. Cet effroi, telle une grosse buse, ne le lâchait pas, le maintenant sous son aile raide.

Cela lui était venu progressivement. Petit, il était timide ; adolescent, son malaise alla grandissant et il se replia sur lui-même jusqu'à frôler les affres de l'isolement. Mais que pouvait faire Ernest, jeune adulte dont la réputation d'incorrigible solitaire lui avait assuré petit à petit l'abandon de tous ? Le temps avait passé.

Ernest lissa sa moustache, drue et noire. Avec un tel accessoire, il était tranquille. Pas une femme n'essayerait d'approcher sa bouche de la sienne. Quant à lui serrer seulement la main, il aurait d'abord fallu la lui extirper de la poche. Non, vraiment, Ernest n'avait rien à craindre. Certes, sa vie n'avait pas été facile : après avoir découragé de possibles amitiés autant que de possibles amours, il s'était finalement réfugié dans le métier du transport rapide. Ainsi, seul au volant de son véhicule, il était certain de ne pas être abordé. Pourtant, il avait une élocution facile et adressait à sa glace, le matin, d'intéressants discours. Ernest était capable de parler, il était capable de penser.

La Rivedanse roulait des flots grondants de colère. Ernest frissonna. Lui-même aurait tant aimé se mettre en colère. En colère contre sa peur, contre sa solitude qui lui mordait parfois le cœur jusqu'à l'écœurement.

Il fallait rentrer à présent. La nuit allait bientôt tomber.

Ernest chassa les idées sombres qui s'accumulaient sous son chapeau. Il pensa à sa partie de scrabble d'après-dîner. Rien à craindre de son adversaire ; le perdant l'était toujours de gaieté de cœur, car, son double détenant la victoire, il s'en réjouissait pour lui. Dans un accès de plaisir anticipé, il se frotta les mains, qu'il avait très douces.

Ernest Lefranc accéléra le pas. Mais... qu'apercevait-il, non loin de lui, se déplaçant avec une légèreté d'elfe ? Ernest, s'il avait peur des humains, ne craignait pas le surnaturel. La chose était mince, sombre, enveloppée d'un manteau ; la chose passait sur les cailloux et les herbes mouillées avec une aisance intrigante. La chose... Zut ! La chose n'était qu'un être humain, féminin de surcroît. Ernest s'approcha doucement, et s'arrêta derrière le tronc d'un bouleau pour observer cette femme, dont les longs cheveux noirs étaient tressés jusqu'aux reins. Elle marchait dans un froufrou silencieux qui devait prendre source au battement de ses jambes contre son long manteau. Cette femme n'était pas dangereuse pour Ernest ; elle ressemblait plus à un fantôme qu'à un être humain. Il n'aurait pas à s'empêtrer avec elle dans de bégayantes banalités. Il ne serait pas obligé de passer pour un niais, ou pour un fou. Il n'avait qu'à rester tapi derrière son arbre, et se remplir les yeux de cette immense tresse de jais, et les oreilles de ce froufrou inaudible et délicieux. La femme s'immobilisa au bord de l'eau, son visage penché au-dessus de la rivière en un recueillement attentif. Ernest était totalement immobile. Il lui semblait se fondre dans un nihilisme absolu.

Il craignit soudain que cet elfe énigmatique se jetât à l'eau, violenté par le désespoir. La rivière marmonnait, clapotait, écumait par instant, en petites pointes de colère glacée. Combien de temps dura ce face-à-dos étrange de deux êtres solitaires ? La femme s'était enfin détournée de la Rivedanse et s'éloignait, légère, avant d'être avalée par la nuit.

Ernest se sentait bien, Ernest se sentait mal. Il hâta le pas pour regagner sa maison. Il renonça au scrabble prévu et s'étendit sur son lit, les yeux libérés de ses lunettes noires, grands ouverts ; ces yeux-là étaient presque aussi beaux que ceux des chats, vert foncé strié d'ambre.
Ernest se promit de retourner sur les bords de la Rivedanse.
* * *

— Monsieur !
Les mots avaient claqué dans la nuit tombante. Ernest se figea.
— Monsieur !
Ernest ne pouvait se dérober.
— Je vous en prie, Monsieur, enlevez vos lunettes. Le soleil est parti depuis longtemps et puis... Vous me faites presque peur avec ces deux trous noirs.

Ernest Lefranc obéit. Il obéissait à cette étrangère, qu'il avait rejointe à son insu cinq fois déjà depuis leur premier face-à-dos qui l'avait privé d'une partie de scrabble. Tout en ôtant ses lunettes, il avait fait un pas en avant. Un seul. Ce pas était déjà fou, extraordinaire.
— Je viens souvent ici, le soir. Le dimanche surtout. Comme vous. J'ai pensé que peut-être nous pourrions parler un peu. Je vous le répète, vos lunettes me font peur.

Ernest pensa qu'elle était courageuse. En effet, n'était-il pas un sombre assassin, prenant tout son temps avant de fondre sur sa proie ?
— Vous savez, murmura-t-il, votre tresse... On dirait un serpent. J'ai toujours eu peur des serpents et des...
— Et des... quoi ? murmura-t-elle.
— Des... Des humains, termina-t-il.
Il se sentait complètement idiot.
Elle hésita, et dit tout doucement :
— Vous aussi ?
Elle se tut. Fit quelques pas. Il en fit autant et tous deux marchèrent ensemble sur l'herbe givrée.
— Vous savez, moi aussi j'ai longtemps eu peur des humains. Comme si je ne faisais pas partie de leur clan, comme si leur vie menaçait la mienne. Et puis je me suis mariée et j'ai vécu de nombreuses années dans l'ombre de mon époux. Et...
Elle s'arrêta. Ernest s'enhardit :
— Et ? Et ? Je vous en prie, continuez.

Ernest sentait quelque chose frémir en lui, une sorte de besoin de se secouer, se secouer jusqu'à ce que la buse, sa peur tenace, relâche ses serres.

Elle se tut. Ernest sentait poindre en lui une chaleur, un frémissement, l'impression d'éclore. La femme enroula son écharpe pour y blottir son cou que le vent avait soudain baigné de lune.
— Un jour, mon mari est tombé. Il ne s'est pas relevé. Vous savez, ouvrir les corps, faire des puzzles avec des organes éclatés, réajuster les chairs, juguler des débordements sanglants... Tout cela est tuant. Tout cela l'a tué.

Ernest soudain regrettait cette grosse moustache qui le balafrait. Quelle idée d'avoir laissé pousser cette barrière encombrante ! Comme si elle avait lu dans ses pensées, la femme enchaîna :
— Vous avez une moustache étonnante.
Elle continua :
— Lorsqu'il avait un peu de temps, mon époux se promenait le long des cours d'eau. Il disait que cela l'apaisait, lavait le sang qui finissait par lui remplir la tête. Après sa mort, j'ai fait mienne son habitude. Je longe la Rivedanse, à la tombée de la nuit surtout.
Elle s'arrêta. Ernest, enhardi par le sentiment qu'il avait d'être aussi libre que devant son miroir, répondit :
— C'est drôle, vous ne me faites pas peur. J'ai envie de vous parler.

Et Ernest Lefranc parla.

On n'y voyait presque plus rien. La Rivedanse avait maintenant de longs murmures alanguis.
— Il fait froid, je vais rentrer, annonça la femme.
— Mais avant, dites-moi comment vous avez surmonté cette crainte des humains dont vous m'avez parlé !
La femme serra son manteau contre elle, attrapa le souple serpent dormant au lit de son dos et l'enroula par-dessus l'écharpe.
— Je n'ai pas eu le choix, répondit-elle. En même temps que mon mari, j'ai perdu mon bouclier, mon gouvernail. Or je voulais vivre. Mais... tout ceci est bien difficile à exprimer d'un coup...

Ernest avait ôté ses lunettes et son chapeau, et il aurait du mal à attendre le lendemain matin pour cisailler cette maudite moustache.
— Je vous propose une partie de scrabble. Et nous tâcherons de trouver les mots, ces mots qui nous ont tant manqué...

Elle ne dit pas non. À la lueur de la lune, les beaux yeux d'Ernest flambaient de vie retrouvée. Le serpent l'avait piqué, il le savait, il s'abandonnait tout entier à son merveilleux élixir.

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