Été caniculaire. Un de plus - ni le premier, ni le dernier -, et d'autres bien sûr suivraient. C'était désormais inscrit, inéluctable, quasi incontrôlable. Une course effrénée où la vitesse s'emballe, où le temps se dilate. Avant, c'était sur les mois les plus longs, désormais, ça débordait largement sur les autres se réduisant peu à peu à peau de chagrin.
Jonas n'en pouvait plus de ce chaud qui lui coulait dans les reins, sous les aisselles, dès le matin. Il rêvait de fraîcheur perdue, de sources bondissantes, de murmures, de verdure bienfaisante alors qu'autour de lui le béton, armé par-dessus le marché, régnait en maître absolu. Il ne possédait pas vraiment d'espace, à peine un balcon maigrelet et assommé de soleil. De surcroît plein sud. Une aspiration d'antan qui n'était plus du tout d'actualité.
Il n'avait bien sûr pas pu rechigner quand cet appartement lui avait été octroyé, enfin. Ce n'était pas la panacée mais bien mieux que de squatter chez les potes qui ne cachaient plus leur impatience de le voir ficher le camp. Il se cramponnait à eux depuis trop longtemps.
C'est en pensant à eux que l'idée lui était venue.
C'est en sachant que le béton griffe qu'elle s'était confirmée.
Il fallait que Jonas s'appuie sur les particularités de son environnement ferraillé.
Alors il se mit à observer consciencieusement, à regarder de plus près, à chercher les moindres interstices, déterminé comme le prisonnier qui consacre tout son temps à creuser un tunnel pour parvenir à ses fins et se faire enfin la belle. Ici un accroc minuscule, là un effleurement de ferrure, une infime fissure. Il entreprit son inventaire, de plus en plus minutieux, de plus en plus exhaustif pour créer des échappatoires, des prises de risques, des emprises à un monde qui s'effaçait, voué à une disparition provoquée par l'Homme dans tout son orgueil démesuré.
Sur les pages d'un cahier à lignes bien sages, il dressa des tableaux : dimensions, orientation, profondeur. Il devint un méthodique quasi obsessionnel.
Puis vint le moment du passage à l'acte, ou à l'action si vous préférez. Il s'impatientait.
Il lui fallut pourtant attendre le bon moment, l'orage improbable, fulgurant et déjà en fuite.
Il partit en maraude une nuit tellement saturée de touffeur qu'il était sûr qu'elle allait finir par craquer et il se glissa dans ses ombres.
Muni de sa lampe de poche, il traqua les tiges malingres et les fleurs racornies qu'il extirpa à la façon d'un chirurgien qui manie son scalpel en veillant à ne pas commettre de geste malencontreux.
Muni d'une bouteille à grosse embouchure, il capta quelques gouttes avant qu'elles ne s'écrasent sur l'asphalte ou qu'elles ne s'évaporent au contact d'une surface qui avait emmagasiné la chaleur. Sitôt après, il rebouchait l'encolure pour que l'eau précieuse ne lui échappe pas.
Muni d'un petit sac à cordon, il rapportait un brin de terreau nécessaire à toute plantation et repousse possible.
Jonas avait le sentiment d'agir comme un voleur – il aurait volontiers ajouté de grands chemins – un Robin des Bois avec foi et loi. Même si ici il n'existait de grand que les immeubles qui n'avaient pas eu besoin d'être arrosés pour pousser tous azimuts. Fantomas, aussi, ne lui déplaisait pas. Et tel l'Homme Araignée il tisserait sa toile minuscule. Cela lui donnait des ailes pour grimper jusqu'au ciel !
Jonas savait qu'il devait agir modestement, sans faire d'effets de manche, aussi prélevait-il parcimonieusement. Il combattait empressement et quête superflue. Il veillait à ne faire que le nécessaire.
Puis il rentrait chez lui alors que les habitants n'étaient encore pour la plupart pas encore endormis, incapables de trouver le repos si nécessaire à effacer la fatigue. Là, il posait ses trésors si menus avant d'offrir un habitacle pour chacune des pousses qui n'étaient pas nombreuses.
Il fallut à Jonas le temps nécessaire pour comprendre et agir, pour adapter ses gestes, et enfin voir sa première victoire. Quand le petit bout de lierre s'accrocha aux tétons du béton, il retint son souffle. Il lui offrit quelques gouttes d'eau précieuse et lui couvrit la tête pour que le soleil ne l'assèche pas. Il lui confectionna un abri de fortune pour qu'elle puisse étirer sa tige. Il se gardait de trop la caresser même s'il en ressentait l'envie, de peur qu'elle se brise ou qu'elle se racornisse.
Ce fut le début d'un bonheur que lui seul vivait.
Sur son balcon, il ne se sentait plus à l'étroit. Il se glissait désormais sous un toit vivant qui bruissait aux souffles infimes. Il devenait homme des cavernes, explorateur d'un nouveau monde, et se réjouissait des visites inopinées d'insectes dont il ignorait le nom et jusqu'à peu l'existence.
Sa curiosité s'éveilla. Ils les découvrit bâtisseurs, butineurs, voltigeurs. Ils voulut les nommer et comme il pensait que le latin serait trop compliqué à retenir, il le fit à sa manière comme on donne un nom à un nouveau né. Il devint inventeur de mots à son seul usage.
Il comprenait leur langage codé. S'ils étaient venus à lui, c'est qu'ils étaient des pionniers avides de rencontres, des messagers de l'air.
C'est ainsi que de nouveaux projets émergèrent.
Sa cueillette de spécimens de plantes indésirables dont personne n'avait que faire révéla à Jonas leur capacité extraordinaire à s'adapter. C'était pour ainsi dire des tout-terrain fort peu gourmands, des rustiques qui en avaient vu d'autres, bien plus résistants que ceux qu'on avait élevés, croisés, améliorés jusqu'à les rendre inadaptés en raison de leur nature trop délicate.
Il trouva à chacun une niche, apprit à faire des boutures, et vit progressivement son mur s'habiller d'un feuillage serré et vert toute l'année. Il ne tailla pas dans le vif, bien au contraire et se réjouit en constatant que le végétal entreprenait ascension et étirements vers le bas. Cette gymnastique alambiquée l'impressionnait et l'inspirait.
Jonas créa un treillage pour guider les ramures. Il creusa un peu plus les fissures pour leur faire de la place et il les nourrit de peu excepté d'une attention constante.
Puis il se prit à voir plus grand.
Dans son appartement, les boutures rebelles se multipliaient dans de modestes godets.
Il attendait son heure.
Un soir, fort tard, il sortit chargé d'un cageot dans lequel elles se serraient. Et devant chacune des portes des habitants de son immeuble, il posa une offrande ténue.
Lui resta à attendre, à espérer, à guetter le moindre des changements.
Il attendit.
Il espéra.
Il guetta.
Il n'abandonna pas et recommença l'opération autant de fois que nécessaire. D'abord dans son allée puis plus loin, dans le quartier.
Il accompagna chacun de ces cadeaux d'un petit mot, synonyme d'accueil et de bienvenue pour encourager le renouveau.
Il dut encore attendre pour voir... Combien de fois n'avait-il pas entendu les anciens dirent que le monde ne s'était pas fait en un jour ? Maintenant, il en comprenait le sens et en avait l'intime, la persistante conviction.
Ses mains s'activèrent, ses gestes se précisèrent et ses messages se déployèrent, se glissant dans les boîtes aux lettres, sous les paillassons, jetés par-dessus les toits et tombant en pluies minuscules dont certains cueillaient les mots-graines.
Un soir où le temps promettait l'orage, il sentit un frémissement synonyme de promesse.
Il perçut des grouillements derrière les portes closes. Son ouïe s'affina.
Il crut entendre d'autres se mettaient à l'ouvrage. Son cœur battit la chamade.
Il aperçut des silhouettes se pencher sur balcons et rebords de fenêtres. On se faisait signe, on s'adressait la parole, comme on lance une bouteille à la mer. L'enthousiasme le gagna.
Il n'était plus seul et la multitude avait rejoint sa cause, mains en éventail.
Ses jours n'étaient plus vains et assommés de chaleur inutile.
Le monde gris se mit à reverdir, d'abord timidement, puis se couvrit petit à petit d'un manteau de feuillage résistant qui ne demandait qu'à relier la terre, le ciel et les humains.