Attrape-moi si tu peux!

2022 – Le maître de cérémonie prononce mon nom, le public applaudit , la musique pétille, envoie des étincelles par millions, comme les paillettes sur ma robe noire imaginée pour l'occasion par un grand couturier. Je me lève, j'avance, je flotte dans l'irréel, je pense à mon discours pour combattre le trac. Sur l'écran géant une reine d'élégance monte sur scène, je me reconnais à peine. Es-tu quelque part devant ta télé, maman, pour voir tes rêves anciens de princesse et de gala enfin réalisés ? Les autres nominées ont leur famille avec elles ; moi je suis seule. Un homme en costume me tend le trophée de la sportive de l'année et des images de moi, en short maculé de boue, cheveux attachés, regard déterminé, fonçant sur le terrain, apparaissent sur l'écran. Dans les micros, j'explique que je dois tout à mes coéquipières et aussi à celles et ceux qui se sont engagés pour que notre sport soit enfin pleinement reconnu au féminin. Le rugby, c'est du collectif, une famille. Tu te reposes sur elle dans le ruck, tu souffres avec elle dans la mêlée, en défense. Tu te démènes pour lui offrir les plus beaux cadeaux : les passes et les essais.

2012 – Rien ne vaut la sensation de courir ensemble vers la ligne d'en but en tentant d'échapper à la nasse adverse, comme dans le jeu de l'épervier. Ensemble, on peut s'échapper si je t'offre, à toi la sœur qui se tient en retrait, vite mais en douceur, ce ballon vivant comme notre espoir, battant comme nos cœurs. En face de nous, une équipe de guerrières veut nous empêcher d'atteindre le paradis de l'en but. Aussi farouches et libres que nous, chacune d'elle connaît l'art du plaquage : attraper aux jambes et provoquer la chute qui oblige à lâcher le ballon. À l'université, il n'y a pas suffisamment de filles qui pratiquent alors on n'a qu'un championnat de rugby à sept. Les garçons nous charrient, c'est normal mais quand le mépris s'insinue dans le discours de certains profs, je sais que le combat pour la reconnaissance sera encore long. «  Tu ne peux pas prendre l'option rugby au concours, ça n'existe pas pour les filles. Tu devrais choisir un autre sport, il n'y aura jamais de joueuses professionnelles. Et pis, t'es un peu trop belle pour te faire abîmer le portrait, non ?»

2002 – «  Regarde comme elle est mignonne, brosse lui bien les cheveux ». Ma mère ne comprend toujours pas pourquoi je n'aime pas jouer à la poupée, ça lui semble bizarre. Nous sommes assises dans le jardin et je regarde mon père qui part entraîner son équipe. Je jette un regard suppliant vers ma mère et comme toujours, elle fait mine de ne pas voir.
- Je cours plus vite que tous les garçons, maman, laisse-moi aller avec papa s'il te plaît !
-Il n'en est pas question. C'est un sport violent, on se salit, on saigne et on prend des coups, aucune fille digne de ce nom ne peut avoir envie de jouer au rugby.
Heureusement, le mercredi maman travaille et je peux aller voir mon père. Au début, il me laisse seulement courir sur le bord du terrain avec un ballon mais un jour, il me tend un short et un maillot et je fonce les enfiler dans le vestiaire avant qu'il ne change d'avis. Les gars n'osent pas trop y aller franchement et comme je suis tellement rapide, j'aplatis essai sur essai. Alors mon père les engueule un bon coup : « elle est plus vive que la plupart de vos adversaires, c'est un bon entraînement , alors allez-y, plaquez la nom de Dieu et faites lui passer l'envie de jouer si vous en êtes capables ! ».
2002 – Certains garçons refusent, ce ne sont que des gosses de huit ans, pourtant ils ne veulent pas jouer avec une fille. Devant l'obstination du padre, les parents s'en mêlent. Tout le monde est contre lui, c'est un scandale en ville, il doit renoncer au poste d'entraîneur des jeunes mais il ne cède pas. Maman s'y met aussi, une tension permanente s'installe entre-eux. Papa a compris que j'étais tombée amoureuse du ballon ovale et je pense qu'il croit en moi. Le premier mars, nous allons voir le France-Angleterre à Tournon, la finale du tournoi des six nations féminin. Je suis tellement heureuse de partager cette journée avec lui. Le soir, quand nous rentrons, une violente dispute éclate et j'entends ces mots qui tatouent mon âme, ma mémoire à l'encre noire. Même si je ne comprends pas tout, la colère et la haine sourdent à travers les paroles hurlées :
« Qu'est ce que tu cherches à faire à notre fille? Tu veux qu'elle devienne comme ces hommasses que vous êtes allés voir jouer aujourd'hui ? Ma petite chérie, si jolie, tu veux qu'elle soit quoi dans la vie, une horrible gouine comme la plupart de ces femmes ? »

2012 – J'ai travaillé mes points forts. Devant mon chrono au cent-mètres, moins de douze secondes, les profs mettent leurs critiques en veilleuse et tentent de me recruter dans l'équipe d'athlétisme. J'accepte, pour être un peu mieux intégrée dans la promo. Je suis l'une des favorites de la finale universitaire mais ce jour là, nous jouons la demi-finale de rugby. Courir en ligne droite ne m'intéresse pas, je suis ce feu follet qui doit échapper au plaquage, je zigzague, je frôle la ligne, je feinte, je passe, j'aplatis, je suis l'ailière. Attrape-moi si tu peux ! Mon père est dans la tribune, il a amené des copains avec lui. Les filles sont en forme, notre jeu collectif fait des miracles, nous marquons six essais, le public est en liesse, joie pure et partagée. L'un des amis de papa est le président du Montpellier Rugby Club, il me veut absolument dans son équipe féminine. Papa n'a pas l'air en forme mais il ne parle jamais de lui. Il vit seul désormais, il balaie mes inquiétudes avec son sourire galactique qui réchauffe les cœurs et me serre fort dans ses bras.

2022 – Maman n'est jamais venue voir un match. Aucune des nombreuses finales jouées avec Montpellier. Même pas la finale olympique, deux ans auparavant, contre les néo-zélandaises, les légendes de notre sport. Elle ne nous a jamais pardonné, à papa et moi, de lui avoir volé la fille dont elle avait rêvé. La dernière fois que je l'ai vue, c'était dans ce cimetière, il y a huit ans. J'avance dans l'allée et je jette un regard sur le parc boisé. La vue sur la ville, sur le fleuve, est paisible. Mon père est bien, ici. Je remplace les bouquets fanés par des hellébores blanches. Elles savent résister à l'absence de soleil, même la morsure du gel ne saurait vaincre leur résistance. Elles resteront là tout l'hiver, quand les autres auront abandonné le combat, comme toi papa. Sur le marbre gris-clair, au milieu des plaques et des photos, je dépose mon trophée. Bientôt je volerai encore sur le gazon, sous un soleil éclatant ou dans une mélasse noire et glissante, tu vivras en moi comme je me battrai avec mes équipières pour que le ballon ovale reste vivant et file jusqu'à l'en but.