Athéa

Toute histoire commence un jour, quelque part... et si la sienne avait un jour daigné commencer, elle n’aurait cependant pas pu dire le moment de sa fin ou même si elle avait vraiment existé entre les deux. Car comment définir le temps qui, au-delà des tic tac incessants des horloges de ce monde, s’écoule infiniment? Le temps était-il davantage, à l’instar d’une roue, celui qui tourne sur lui-même ou la trace laissée dans son sillage? Elle n’aurait su le dire, toutefois elle avait conscience de l’avoir vécu, si diffusément que cela lui apparaissait maintenant. Peut-être que son existence, son histoire à elle, n’allait réellement prendre vie que lorsque le fruit de ses intentions allait être enfin consommé, ainsi serait-elle enfin libérée. D’ailleurs qu’en savait-elle sur le fruit de ses intentions, après tout n’était-il pas beau, bien enrobé, frais, mais ostensiblement pourri de l’intérieur? De toute manière, à quoi s’attachait-elle vraiment si ce n’est des lambeaux d’existence? Aussitôt qu’un souvenir voulait refaire émergence dans son esprit son cœur partait en vrille, la brûlait comme du feu liquide et lui faisait une si douleur si vive que la vie en soi lui semblait aussi utile que la lumière de la lune dans un ciel occulté par les nuages. Les dés étaient jetés, les résolutions des flammes de son cœur consommées, il ne lui restait qu’à laisser libre cours à son destin, même si ces méandres l’effrayaient. Comme elle avait été naïve se tança-t-elle intérieurement de croire que le temps – cette seule chose qui pouvait à la fois être et ne pas être d’une manière concomitante, à moins qu'il ne soit pleinement les deux ou nul autre à la fois – la favoriserait toujours. Ainsi, demeuraient en elle les vestiges de son cœur : le monde illusoire qu’elle s’était bâti, un monde d’amour dans lequel elle s’était pleinement épanouie.

C’était par un froid matin d’automne qu’il était arrivé, la bise glaciale qui y soufflait augurait un hiver austère. Peut-être y était-il même pour quelque chose avec sa tunique sombre et son capuchon relevé sur sa tête, si bien qu’on eût dit une ombre qui s’insinuait lugubrement. C’était un matin en apparence comme tous les autres, les activités du peuple du royaume d'Éloyme étaient semblables à celle de la veille. La vie y était difficile, mais le roi et les villageois qui en faisaient partie y étaient bons, tout comme la terre et le commerce fertile et luxuriant. Aussi loin qu’elle pouvait se permettre de se rappeler, elle y avait été profondément heureuse. Le château qui l’avait vu naître avait fière allure et était représentatif de son peuple : fait de pierre et composé de hautes tours pointues comme des flèches, assez altières pour prétendre côtoyer les cieux. L’approvisionnement en eau s’avérait facile puisque différentes rivières déversaient leurs flots non loin du village, ainsi toute la populace pouvait s’y désaltérer de tout leur soûl. Au contraire d’autres contrées qui avoisinaient le royaume, ce dernier était prospère et l’équité accompagnait la justice du roi veuf, dont Athéa en était l’unique fille. Si elle était aimée par son peuple, elle y était d’autre part reconnue comme étant le catalyseur de cancans controversés. Si seulement, c’eut été uniquement parce que son regard avait des reflets de braises lorsqu’on la regardait attentivement ou alors parce qu’elle accomplissait souvent des coups malicieux. Ou parce que sa sveltesse à la fois leste et cavalière inspirait la volupté...Mais non, elle faisait les ragots du village et les conversations les plus enflammés des nobles parce qu’il était clair qu’aucuns us et coutumes ne lui ceignaient. Et si seulement elle en avait eu cure! Elle adorait profiter des interstices des croyances populaires, de la rectitude de son père et des politiques de ce qu’elle appelait les grands penseurs pour n’en faire qu’à sa tête. Après tout, elle était Athéa la fille du roi et aucun n’avait un ascendant suffisant sur elle pour la normaliser, ce dont elle était fière. Or, la roue du temps tourna inexorablement sur elle-même...

Seul, dans le hall du château, l’homme marchait lentement vers son père et elle. Le roi était inquiet, l’homme se prénommait Lonan et des informations que son père avait apprises, son apparition était de très mauvais auspices. En effet, à chaque fois que cet homme était apparu dans d’autres villages, la guerre et la mort s’en étaient ensuivies. Alors qu’il s’avançait lentement, le son de ses pas sur le marbre se répercutait à l’infini dans les arcades du château, même les murs lambrissés de rideaux et de tableaux ne parvenaient pas à estomper leurs échos. La lumière automnale naturelle qui émanait des meurtrières semblait être annihilée par lui. Son cœur s’était serré à la fois par le froid qui l’envahissait que par la peur qui montait en elle et la figeait. C’est quand il retira sa capuche qu’il lui sembla que son propre sang se figeait dans ses veines. La sensation de froid qu’elle avait auparavant ressenti n’était que pâle et éphémère face à la terreur qui s’y substitua quand le regard de l’homme se posa sur elle, la tarauda. L’air semblait lourd et stagnant si bien que le poids de son propre corps semblait peser des tonnes, comme si elle allait soudainement s’écrouler et passer au travers du sol. Assise sur sa chaise, elle croisa ses bras sur elle comme pour en faire un bouclier. Simultanément, elle sentit une pression sur tout le devant de son corps, comme si quelqu’un ou plutôt quelque chose voulait littéralement LA faire sortir d’elle ou plutôt de son corps. Elle avait l’impression d’être comme une bougie que l’on tente d’éteindre en utilisant verre ou un souffle : elle sentait ses forces s’amenuiser, à tel point qu’elle sentait l’arrivée d’un point de rupture. Or, elle avait de plus en plus conscience - et à la fois de moins en moins parce qu’elle se sentait s’éloigner d’elle-même ou s’éteindre – que ce point de rupture était imminent et qu’en soi elle ne pourrait plus jamais revenir à elle-même, dans son corps si elle laissait cette sensation l’envahir. En même temps, elle était accompagnée d’images qu’elles ne reconnaissaient pas autant que les lieux qui se multipliaient devant ses yeux et s’alternaient. Elle voyait passer devant elle des images d’hommes qui se battaient, violaient, se volaient de l’or entre eux, s’entretuaient. Elle voyait des terres et des forêts incendiées et démolies par la main de l’homme, des animaux ensanglantés et du sang. Du sang, du sang partout et de la cendre, elle ne voyait plus que ça. Elle en avait même le gout âcre dans la bouche et elle ne sentait que la fumée et comme une odeur de soufre s’y entremêlant. À travers ces visions se mêla une voix, sa voix à lui, elle lui parlait. La voix était claire et tranchante comme l’acier, parfois elle était comme un chuchotement à l’oreille et à d’autres moments un éclat tonitruant qui lui faisait l’effet de lui transpercer les tympans. Elle lui scandait des plaisirs obscènes, de l’avidité et de la gloire sans fin. C’était sa voix à lui et elle aurait presque été charmante si seulement elle avait pu susciter en elle ce qu’elle entendait venir chercher. Sa voix était pernicieuse promettant luxe et charmes à qui se joignait à son chœur, mais en même temps et paradoxalement les images de mort et de souffrance continuaient à affluer, prégnantes. C’était plus qu’Athéa ne pouvait en supporter et cela la mettait en colère de faire se faire imposer des visions et des hallucinations auditives qu’elle ne voulait pas avoir. Elle se mit à formuler le désir de « revenir » vers elle. Aussitôt, les visions qui l’entouraient s’estompèrent progressivement et elle se vit entrer dans son corps à toute vitesse, si bien qu’elle se leva subitement en sursaut et anhéla. Elle sentait son corps aussi crispé que si elle était restée dans une position tendue très longtemps et son cœur battait la chamade. Elle luttait toujours pour reprendre son souffle quand elle regarda l’homme qui lui avait fait déclencher tous ces phénomènes. Des yeux bleus comme elle n’en avait jamais vu, elle y percevait la cruauté masquée par l’intelligence et où en dépit d’un éclat plaisant à regarder, régnait dans ses tréfonds des abysses d’horreurs et de terreur. Ses yeux évoquaient des glaciers qui à force d’être froids l’incendiaient et la ravageaient, comme s’ils pouvaient faire déserter toute chaleur. Elle ferma les yeux, incapable de soutenir ce regard et le sourire carnassier qu’il lui rendait si gaiement.
C’est à partir de ce moment que l’existence qu’elle avait toujours cru avoir se dissipa comme la neige qui fond au soleil. Se espérances, sa vie, ses amours, tous étaient vains. La situation était perdue d’avance. Lonan, alias le tentateur, était entré dans ce royaume avec à sa solde des milliers de soudards en vue de le pervertir et de la faire adhérer à sa vision et à ses plans. Son père ne savait que faire pour protéger son peuple et il n’avait pas les ressources militaires pour le combattre. À cet égard, Lonan lui laissait deux choix lui concéder sa fille avec la promesse que son peuple ne craignait rien ou une guerre sanglante.

À cette époque Athéa n’avait jamais connu la violence, pour elle ce n’était qu’une chimère qui n’existait que loin de chez elle et qui en fait ne finissait par ne pas exister du tout dans son univers. Sa vie avait toujours été empreinte d’amour, de jours laborieux, mais gratifiants. Son père avait toujours été là pour elle et malgré les nombreux hommes à marier qu’il lui avait proposés, ne l’avait jamais forcé à prendre un époux. Ainsi, parce qu’il tenait à elle comme la prunelle de ses yeux, lui proposa-t-il de couvrir sa fuite si telle était sa décision.

Quel choix Athéa avait-elle réellement, celui de fuir, couverte d’opprobre pour son peuple à l’agonie ou accepter le martyr pour le protéger? Mais là ne résidait pas encore le seuil de sa souffrance la plus profonde. Elle n’avait jamais accepté d’épouser les hommes que son père lui présentait parce qu’elle en aimait déjà un : Nathan. Parce qu’il était un paysan, son père n’accepterait jamais les épousailles. Au souvenir de Nathan, Athéa ferma les yeux, comme si cela avait le pouvoir d’arrêter de faire remonter à la surface les réminiscences de ces moments avec lui. Sa bouche chaude contre la sienne, ses bras si diamétralement opposés aux siens par leur force, la lueur indomptable dans les deux océans profonds qu’étaient ses yeux. Ses cheveux châtains si près de la couleur de l’écorce de certains arbres lors de leurs randonnées en forêt...que ne se désespérerait-elle de lui, que n’aurait-elle pas traversé une mer en feu pour embrasser ses lèvres...Toutes ces nuits intrépides où elle s’était niché tout près de lui et où sa chaleur l’envahissait à un point tel qu’elle ne sentait même plus la sienne.

À quoi bon avoir connu ce bonheur si ce n’était que pour qu’il ne lui soit ravi? Et pourquoi cet être qui vivait en son sein devait-il être enlevé à son père? Au nom de qui et de quoi? Combien de crises de rage et de dépits avaient-elles traversées avant le fameux délai imparti? Elle ne s’en souvenait plus comme tant de choses maintenant d’ailleurs. Plus rien n’avait de sens, plus rien n’avait de couleur, de saveur, de sensation, plus rien de la vie n’était vivant, tout était terminé pour elle. Elle continuerait d'exister, mais ne vivrait plus, elle ne serait plus qu'une loque humaine, un pantin dont elle ne tirerait les ficelles qu'avec les résidus d'espoir qui peut-être survivraient en elle. En outre, même si elle respectait l’accord et acceptait de suivre Lonan, rien ne lui garantissait qu’il allait respecter sa parole. Si elle décidait de se sauver, elle gardait pour elle son plus grand bonheur, son enfant et son amoureux, mais avec le poids du massacre de son peuple. Toutefois, si elle décidait de partir avec Lonan, il subsistait une chance infime que son peuple soit épargné de même que Nathan dont elle serait séparée. C'est à ce seul et unique espoir qu'elle se raccrochait et elle ne pouvait s’en détourner sans avoir à lutter avec acharnement en l’empruntant. Un jour, sa grand-mère lui avait dit que les sacrifices sont à la fois les plus grands déchirements et le plus grand des cadeaux. « Ce que ton cœur peut sacrifier et offrir ma petite Athéa, la vie te le rendra au centuple ma belle. » Sa grand-mère, ô comme elle l’avait aimé, avait toujours été pour elle une source infinie de savoir et de sagesse que ses rides n’avaient pas réussi à altérer.
C’est donc ainsi qu’elle avait décidé de suivre cet homme, Lonan avec l’intention de le tuer. Pour ce faire, son but était d’en apprendre le plus possible sur lui. D’ailleurs, elle ne comprenait toujours pas pourquoi il l’avait voulu elle en particulier. Elle avait l’impression qu’il voulait la corrompre, lui substituer ses valeurs aux siennes. Il savait qu’elle voulait le tuer pour une raison qu’elle n'aurait su expliquer, peut-être l'avait-elle découvert à ces sourires excessifs et sardoniques qu’il lui rendaient et cela lui démontrait qu'il en savait plus que ce qu’il en disait. Athéa avait eu l’impression qu’il avait la capacité de lire au travers d’elle et de deviner ses pensées. Le fait est que depuis plusieurs mois déjà elle l’avait suivi et il lui avait fait découvrir ses villes conquises et soumises. Combien de cadavres avaient-elles vus maintenant, des milliers? Il ne l’accompagnait jamais directement et elle ne le voyait que très rarement, il lui avait fait préparer une escorte hétéroclite qui lui rendait toute tentative d’évasion nulle comme toute autre tentative d’ailleurs. Alors qu’Athéa regardait l’aube rougeoyante se lever sur une autre ville vaincue et qu’une odeur de pourriture lui remontait au nez, elle soupira et récita un mantra pour renforcer sa résolution de vengeance ; car cette émotion était dorénavant le centre de son univers. Dans son état d’esprit, la vengeance était omniprésente l’espoir n’y était plus, c’était dans ses moments qu’elle tâtonnait son ventre et réussissait à transcender ses états d’esprit sombres. Elle n’était pas seule, ce petit être qui grandissait en elle était le vecteur entre son ancienne vie et sa nouvelle. Il était sa raison de vivre et la preuve tangible pour laquelle elle allait se battre et lutter sans cesse.