Arête des débrouillards, la bonne voie

Allez Marina, t’arrêtes pas ! Tends le bras, saisis la prise à ta gauche. Hisse-toi ! Ta main droite ! Allez, ton pied gauche maintenant, ouais prends appui, laisse pendre ta jambe droite... Elle ne pouvait plus l’entendre maintenant. Le souffle court, le cœur s’accélérait. Le rythme effréné des palpitations résonnait dans ses oreilles. Elle ne pouvait plus avancer. Bêtement, elle avait jeté un regard par-dessus ses épaules. Là, une irrépressible peur de tomber la tétanisa. La falaise devenait hostile. Elle avait voulu être là. Un pari stupide ? Un engagement, une promesse faite à elle-même. Consciente de sa peur du vertige, c’était le plus grand défi qu’elle avait pu se lancer : Escalader une des falaises des trois becs. Visible de chez elle, la silhouette atypique de ces montagnes du Sud Vercors la narguait depuis longtemps. Elle en avait passé des heures lors de sa longue convalescente, à cogiter comment elle pourrait aller là haut malgré son handicap. Pourquoi lorsqu’elle était en possession de tous ses moyens, elle n’y avait pas pensé alors que c’était à sa portée. Maintenant, c’était son obsession, elle devait réussir : grimper, aller jusqu’au bout de ses forces. C’était une route qu’elle connaissait bien. Au guidon de sa ducat, elle savourait les belles routes du Diois. Elle attaquait les grands virages du col de la chaudière, une fois ceux-ci avalés, elle s’octroyait une petite pause. Le moteur refroidissait, elle se rafraichissait sur le parking où se retrouvaient les grimpeurs. Elle les voyait s’enfoncer dans un sentier, bardé de matériels. Quel sport bien étrange ! Jamais elle ne pourrait, quel intérêt de se coller à la paroi. Souffrir pour monter, ensuite redescendre et pourtant. Ce jour-là, la vallée était agréablement ensoleillée cependant sur la route du col, une petite brume auréolait les cimes. Le mistral s’était levé, elle frissonnait, hésitait à continuer sachant que plus elle prenait de l’altitude, plus le froid l’étreindrait. Le parking était désert, évidemment à cette heure-là ! Elle décida de faire demi-tour. La moto dérapa sur les gravillons, le moteur s’emballa dans l’accélération pour la remettre en ligne. Moto et bonne femme traversèrent la route et s’engouffrèrent dans le chemin des grimpeurs, comme elle le nommait. Elle dévala la pente. La chute était inévitable. Elle percuta un hêtre. La course folle s’arrêtait là, elle pensa que sa vie aussi. Le brouillard ouatait la forêt. Plus un bruit, seul son cri de douleur déchirait le voile du silence de la montagne. Personne ne pouvait l’entendre. La nuit tombait. Combien de temps resta-t-elle ainsi ? Quel choc d’apprendre au réveil qu’elle ne se sera plus jamais comme avant. La route lui avait pris une jambe. Une rage incommensurable l’envahit, ne la quitta plus. Elle remarchera, elle remontera sur une moto et elle escaladera les trois becs. Elle se donnera corps et âme. Une fois la prothèse domptée, une nouvelle vie commençait. Le refus du handicap ouvrait la porte à des découvertes insoupçonnées. Elle portait un regard différent sur sa région d’adoption. Vingt ans, qu’elle habitait dans ce petit village perché niché sur les dernières collines des Préalpes Dioises, qui s’ouvrait sur la plaine de Valdaine. C’était déjà la Provence. Loin de se lamenter sur son sort, le destin lui donnait l’occasion de vivre différemment, de se rapprocher de la nature qu’elle n’avait jusqu’à présent que survolée, à coup de pétarades de gaz d’échappement de moto : partir à la découverte d’autres sensations. Tranquillement, le nez au vent s’évader dans les premières randos, sac à dos à petites foulées, enfin foulées étant un bien grand mot dirons-nous en boitillant ce qui correspondait plus exactement à son allure. L’étape suivante fut d’enfourcher un vélo : pédaler entre Vercors et Provence, au gré des petites routes serpentant dans les vignes, dans les amandiers. Tous sens éveillés, titillés par la brise diffusant de bonnes senteurs mêlées de lavande, de thym, romarin et sarriettes, même l’odeur insistante de l’ail que l’on ramassait l’enchantait. La vie était belle. Chaque jour la promenade devenait une découverte tout en restant un véritable exercice physique. Elle, la promeneuse solitaire venait de découvrir, le bonheur du clan. La solidarité dans l’effort, l’encouragement porté par la synergie du groupe. Le bonheur des piqueniques, les vélos posés à terre, les paniers regorgeaient de picodons, de fruits des vergers de la Valdaine, de miel, et de bon pain. Le bonheur de découvrir l’indifférence des autres à son égard. Elle était là seulement un peu différente, un peu claudicante. Dès qu’elle ouvrit la porte du club alpin français de Crest, l’objectif allait se réaliser. Impressionné par le nom, le sentiment de ne pas avoir sa place, lui nouait l’estomac, elle franchit quand même le pas, persuadée d’être refoulée. L’accueil chaleureux du « moniteur » la rasséréna : OK débutante pas très jeune, OK prothèse à la jambe droite, il la regarda droit dans les yeux, avec un grand sourire il lui tendit la main et dit : Ça ne va pas être facile ! Faudra des bras pour remplacer la patte, mais ça va le faire. Tu peux commencer les cours collectifs adultes c’est tous les mardis soirs de 20h30 à 22h30.
Comment ne pas avouer que là, les choses sérieuses commencèrent. Elles avaient des bras mous comme des chewing-gums et le vertige. Sur les conseils de son moniteur, elle s’inscrivit dans une salle de sport pour renforcer sa musculature. Son temps était bien occupé entre les séances de sport, le vélo, l’escalade, il fallait quand même trouver du temps pour gagner sa vie, écrire ses romans. Le temps passait vite, les efforts portaient leurs fruits. Le jour J était arrivé. Encouragée par son « éducateur » particulier, la sortie sur falaise était programmée: Les Trois Becs, Arête des Débrouillards, altitude 1144m / 1244 m, pour une première fois un dénivelé de 100 mètres, c’était un sacré défi ! Évidemment que c’était la voie la plus facile qui avait été soigneusement choisie par le professionnel de l’alpinisme. Ce rocher demandait un peu d’attention pour Jérémie le pro, ça n’allait pas être un jeu d’enfant, mais c’était dans les capacités de sa chère élève. Première épreuve à surmonter, reprendre le sentier qui l’avait vu agonir. Elle avait emporté dans son sac à dos une petite plaque en bois pyrogravée de ces simples mots «  Merci » qu’elle fixa au hêtre qui portait encore les stigmates de l’accident. Pour la première fois elle se confia au jeune homme : vois-tu cet arbre a freiné ma chute. Il était environ cinq heures, à cette heure-là plus personne ne circulait dans les parages, j’entendais seulement le bruit des voitures au loin, mais personne ne pouvait me voir. Je suis restée là toute la nuit, prise en sandwich entre ma moto et cet arbre. Immobilisée, écrasée par le poids, brulée par le moteur. J’ai cru que j’allais mourir ! je m’y étais mentalement préparée, quoi de plus beau que de finir sa vie dans un si bel endroit. Ce n’est que le lendemain, vers neuf heures que les premiers grimpeurs m’ont découverte... Ensuite, je ne me souviens de rien que de mon réveil à l’hôpital avec une jambe en moins. Je ne saurais jamais qui m’a sauvé la vie alors, cette plaque c’est un signe de ma reconnaissance, ils repasseront certainement par là. Je remercie aussi la nature, sans cet arbre j’aurais poursuivi ma chute dans le ravin et là... Elle fit un geste de la main semblant lui dire qu’elle ne serait plus là. Un long silence s’était installé, empli d’émotion, rompu par Jérémie : Marina ! on va réaliser ton rêve, escalader une grande voie. Hélas ! toutes ses heures de souffrances pour atteindre le niveau et rester là. Bloquée, collée au calcaire, le moniteur sentit que ça ne pourrait qu’empirer. Il faut savoir abandonner, lui dit-il. Stop ! On attaque la descente en rappel, 25 mètres comme tu sais faire au mur. On reviendra, je te le promets.