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Nouvelles :
- Imaginaire
- Littérature Générale
- Merveilleux Et Fantastique
- Relation De Famille
- Récits Métaphoriques
Grand-père est mort hier soir. Papa et moi, nous roulons vers Perros-Guirec, les yeux humides. Mon père frappe le volant chaque fois que le trafic ralentit, en maugréant :
— Quel con ! Quelle idée il a eue de monter sur le toit !
Des images de mes vacances récentes me reviennent en tête : cerfs-volants colorés qui déchirent le ciel gris. Je m'essuie une nouvelle fois le nez à l'aide de ma manche trempée et crie en silence : « Papy ! Pourquoi ? »
Papa me dépose devant la maison de son enfance, haute bâtisse de cinq étages qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale. Il me demande s'il peut me laisser, le temps d'aller « faire le nécessaire » pour grand-père. J'accepte, évidemment, sans prendre conscience que pour la première fois je serai seul dans cette maison où j'ai passé tous mes étés, du plus loin que je me souvienne.
À peine franchie la porte, l'odeur de bois ciré me tire quelques larmes – j'imagine mes prochaines vacances loin de ce lieu bientôt sans vie. Dans le salon, je m'attarde sur les photos posées sur le buffet : grand-mère ; grand-père et elle, petit bout de femme, main dans la main sur la plage ; mon père sur un vélo de course ; moi, très jeune, tout sourire au milieu d'un château de sable immense. Je fixe ces images et les grave dans ma mémoire.
Debout devant la grande bibliothèque, je prends le temps de reconnaître les livres que j'ai vus mille fois près du fauteuil à côté de la cheminée. Un ouvrage à la couverture dorée, que je n'avais jamais repéré, attire mon regard. Je monte sur une chaise pour le saisir ; le titre m'étonne : Comment bien vieillir – pas le genre de lecture de cette maison. J'ouvre le manuel, une plume en tombe. Je la ramasse, et remarque l'encre humide à son extrémité. Après quelques secondes, je m'assois enfin devant l'épaisse table de bois afin de lire ces conseils qui ne s'appliqueront plus à mon papy.
Toutes les pages sont blanches. Pas un seul signe, même pas une date, rien. Que de bons conseils, bravo ! En rage, je prends la plume et grave presque ma recommandation à moi, sur une feuille au hasard : « Ne pas marcher sur un toit glissant ! » Je claque le livre pour le fermer et le remets en place avant de courir à l'étage me jeter sur mon matelas.
Papa rentre quelques heures plus tard, abattu. Peu bavards, nous dînons rapidement puis montons nous coucher afin de mettre un terme à cette journée maudite. De mon lit, j'entends le parquet grincer – mon père approche. Les craquements s'arrêtent – courte pause derrière la porte. Il finit par entrer, tire les rideaux de ma chambre et me souhaite bonne nuit sans me regarder.
Le lendemain matin, les rayons de lumière passent à travers les volets neufs et me réveillent. J'entends ma mère brasser les ustensiles de cuisine au bout du couloir. Sensations étranges, impression d'avoir freiné brusquement, que mes souvenirs se sont heurtés aux parois de mon crâne. J'ai dormi chez moi, pas chez mon grand-père.
Je déboule en pyjama devant ma mère, les yeux encore collés, et lui demande :
— Où est papa ?
— Dans le jardin, me répond-elle.
Je ne comprends rien.
— Et papy Michel ?
— Papy, je ne sais pas. Chez lui, ou à la plage, j'imagine. Appelle-le si tu veux.
Je m'assois brusquement, de peur que mes jambes flageolent et me laissent tomber.
À midi, j'insiste auprès de mon père pendant tout le repas : je veux aller manger chez papy ce soir. Il cède – privilège d'être fils unique de fils unique. Mon grand-père, toujours très content de nous recevoir, nous a mijoté son kig-ha-farz.
Après le dîner, pendant que mes parents lavent la vaisselle et rangent la cuisine, je sors les cartes pour jouer à la belote. Quand je ferme le tiroir du buffet où trônent les photos, je me retourne et pose une question à mon papy, sans réfléchir :
— Est-ce que tu penses à mamy des fois ?
— Tous les jours. Pas une journée ne passe sans que je pense à elle.
— Et tu lui parles ?
— Non. Pas directement. Je me parle à moi, et comme elle est gravée dans ma mémoire, elle m'entend peut-être.
— C'était quoi, déjà, la maladie qui l'a emportée ?
— Une saleté héréditaire, banale et triste, qui ne lui a laissé aucune chance.
— Est-ce qu'aujourd'hui on pourrait la soigner ?
— Toute une question ! Je ne sais pas. Je ne crois pas. Tu as de drôles d'idées ce soir, mon grand... On joue ?
Mes parents arrivent au même moment.
Nuits agitées depuis deux semaines, réflexions intenses, je pense savoir ce qui s'est passé, sans comprendre évidemment. J'alterne entre la peur et la joie d'avoir ramené mon grand-père. Je n'ai rien dit à mes parents. J'ai souvent mal au crâne. Mort, pas mort, ça fait beaucoup d'émotions.
Samedi pluvieux, début d'après-midi gris foncé. J'essaie de résoudre un casse-tête quand le téléphone sonne. Ma mère décroche et s'essuie les mains sur son tablier. Je la vois devenir livide, elle me crie :
— Va chercher ton père, vite !
Grand-père est mort ce matin, dans un accident de voiture. Papa et moi roulons vers Perros-Guirec, les yeux pleins d'eau, comme la route. Mon père frappe le volant chaque fois que les lumières rouges des véhicules devant nous s'allument, en maugréant :
— Quel con ! Quelle idée de conduire par un temps pareil !
Des images de plage, de cerfs-volants, de toit et de plume me traversent l'esprit. Je me mouche dans le creux de mon coude, la tête me tourne – envie de vomir.
Mon père s'arrête devant la maison de papy. Il me dit qu'il va « faire le nécessaire » et qu'il revient vite. Il pleut des cordes. Je traverse la cour en marchant, contourne les flaques d'eau, protégé par mon ciré jaune.
Je claque la porte, laisse tomber ma veste sur le carrelage de l'entrée et me précipite dans le salon. Le livre doré n'a pas bougé. Je le prends délicatement cette fois – je ne voudrais pas l'abîmer et le rendre inutilisable. Je l'ouvre à une page tirée au hasard, et avec la plume déjà encrée, j'écris avec application : « Ne pas conduire sous une pluie diluvienne ! ».
Mon père arrive quelques heures plus tard. Je viens à sa rencontre dans le couloir ; on se serre dans nos bras. Nous ne vivons pas les mêmes émotions et il ne le sait pas. Pendant le dîner, je bavarde un peu plus que les circonstances ne l'exigeraient, mais il ne remarque rien, hagard.
Le lendemain matin, ma mère vient me tirer du lit avec la promesse de crêpes chaudes. Le soleil écarte le rideau des nuages avec vigueur. La bouche encore pleine, je demande si l'on peut manger chez papy ce soir ; ma mère me répond que c'est déjà prévu.
À Perros-Guirec, au moment où je mets le couvert, j'entends mon père parler bas, mais avec intensité, avec mon papy. Je ne saisis que des bribes de la discussion : il est question de dégénérescence et d'acharnement – je ne comprends rien.
La soirée se termine par une partie de cartes ; mon grand-père et moi, le sourire aux lèvres, nous battons à plate couture mes parents.
Une autre semaine passe. J'ai retrouvé le sommeil. J'ai l'impression de posséder un super pouvoir. Par moments, cela me fait peur.
Dimanche midi, mon père entre dans ma chambre les larmes aux yeux. Je ne peux le croire quand il m'annonce que papy est tombé de la toiture. « Encore ? » ai-je envie de dire en me mordant les lèvres. Trois accidents, dont deux chutes du toit en un mois, ce n'est pas possible. Je maudis tous les dieux que je connaisse, et monte dans la voiture direction Perros-Guirec.
Mon père me dépose devant la maison et je cours dans le salon. Quand je prends le livre magique et l'ouvre, une carte postale tombe sur le sol. La photo ressemble à une publicité de Paimpol-Voiles : un cerf-volant noir et rouge traverse le ciel azur. Je reconnais l'écriture de grand-père. Il m'a laissé un mot, très court : « Mon grand, je sais que c'est difficile, mais laisse-moi m'en aller, s'il te plaît. Je suis très malade et je préfère partir vivant. Je remets mes atomes en jeu et je rejoins mamy. Je t'aime. Papy. »
Hier soir, grand-père est mort pour la dernière fois.
— Quel con ! Quelle idée il a eue de monter sur le toit !
Des images de mes vacances récentes me reviennent en tête : cerfs-volants colorés qui déchirent le ciel gris. Je m'essuie une nouvelle fois le nez à l'aide de ma manche trempée et crie en silence : « Papy ! Pourquoi ? »
Papa me dépose devant la maison de son enfance, haute bâtisse de cinq étages qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale. Il me demande s'il peut me laisser, le temps d'aller « faire le nécessaire » pour grand-père. J'accepte, évidemment, sans prendre conscience que pour la première fois je serai seul dans cette maison où j'ai passé tous mes étés, du plus loin que je me souvienne.
À peine franchie la porte, l'odeur de bois ciré me tire quelques larmes – j'imagine mes prochaines vacances loin de ce lieu bientôt sans vie. Dans le salon, je m'attarde sur les photos posées sur le buffet : grand-mère ; grand-père et elle, petit bout de femme, main dans la main sur la plage ; mon père sur un vélo de course ; moi, très jeune, tout sourire au milieu d'un château de sable immense. Je fixe ces images et les grave dans ma mémoire.
Debout devant la grande bibliothèque, je prends le temps de reconnaître les livres que j'ai vus mille fois près du fauteuil à côté de la cheminée. Un ouvrage à la couverture dorée, que je n'avais jamais repéré, attire mon regard. Je monte sur une chaise pour le saisir ; le titre m'étonne : Comment bien vieillir – pas le genre de lecture de cette maison. J'ouvre le manuel, une plume en tombe. Je la ramasse, et remarque l'encre humide à son extrémité. Après quelques secondes, je m'assois enfin devant l'épaisse table de bois afin de lire ces conseils qui ne s'appliqueront plus à mon papy.
Toutes les pages sont blanches. Pas un seul signe, même pas une date, rien. Que de bons conseils, bravo ! En rage, je prends la plume et grave presque ma recommandation à moi, sur une feuille au hasard : « Ne pas marcher sur un toit glissant ! » Je claque le livre pour le fermer et le remets en place avant de courir à l'étage me jeter sur mon matelas.
Papa rentre quelques heures plus tard, abattu. Peu bavards, nous dînons rapidement puis montons nous coucher afin de mettre un terme à cette journée maudite. De mon lit, j'entends le parquet grincer – mon père approche. Les craquements s'arrêtent – courte pause derrière la porte. Il finit par entrer, tire les rideaux de ma chambre et me souhaite bonne nuit sans me regarder.
Le lendemain matin, les rayons de lumière passent à travers les volets neufs et me réveillent. J'entends ma mère brasser les ustensiles de cuisine au bout du couloir. Sensations étranges, impression d'avoir freiné brusquement, que mes souvenirs se sont heurtés aux parois de mon crâne. J'ai dormi chez moi, pas chez mon grand-père.
Je déboule en pyjama devant ma mère, les yeux encore collés, et lui demande :
— Où est papa ?
— Dans le jardin, me répond-elle.
Je ne comprends rien.
— Et papy Michel ?
— Papy, je ne sais pas. Chez lui, ou à la plage, j'imagine. Appelle-le si tu veux.
Je m'assois brusquement, de peur que mes jambes flageolent et me laissent tomber.
À midi, j'insiste auprès de mon père pendant tout le repas : je veux aller manger chez papy ce soir. Il cède – privilège d'être fils unique de fils unique. Mon grand-père, toujours très content de nous recevoir, nous a mijoté son kig-ha-farz.
Après le dîner, pendant que mes parents lavent la vaisselle et rangent la cuisine, je sors les cartes pour jouer à la belote. Quand je ferme le tiroir du buffet où trônent les photos, je me retourne et pose une question à mon papy, sans réfléchir :
— Est-ce que tu penses à mamy des fois ?
— Tous les jours. Pas une journée ne passe sans que je pense à elle.
— Et tu lui parles ?
— Non. Pas directement. Je me parle à moi, et comme elle est gravée dans ma mémoire, elle m'entend peut-être.
— C'était quoi, déjà, la maladie qui l'a emportée ?
— Une saleté héréditaire, banale et triste, qui ne lui a laissé aucune chance.
— Est-ce qu'aujourd'hui on pourrait la soigner ?
— Toute une question ! Je ne sais pas. Je ne crois pas. Tu as de drôles d'idées ce soir, mon grand... On joue ?
Mes parents arrivent au même moment.
Nuits agitées depuis deux semaines, réflexions intenses, je pense savoir ce qui s'est passé, sans comprendre évidemment. J'alterne entre la peur et la joie d'avoir ramené mon grand-père. Je n'ai rien dit à mes parents. J'ai souvent mal au crâne. Mort, pas mort, ça fait beaucoup d'émotions.
Samedi pluvieux, début d'après-midi gris foncé. J'essaie de résoudre un casse-tête quand le téléphone sonne. Ma mère décroche et s'essuie les mains sur son tablier. Je la vois devenir livide, elle me crie :
— Va chercher ton père, vite !
Grand-père est mort ce matin, dans un accident de voiture. Papa et moi roulons vers Perros-Guirec, les yeux pleins d'eau, comme la route. Mon père frappe le volant chaque fois que les lumières rouges des véhicules devant nous s'allument, en maugréant :
— Quel con ! Quelle idée de conduire par un temps pareil !
Des images de plage, de cerfs-volants, de toit et de plume me traversent l'esprit. Je me mouche dans le creux de mon coude, la tête me tourne – envie de vomir.
Mon père s'arrête devant la maison de papy. Il me dit qu'il va « faire le nécessaire » et qu'il revient vite. Il pleut des cordes. Je traverse la cour en marchant, contourne les flaques d'eau, protégé par mon ciré jaune.
Je claque la porte, laisse tomber ma veste sur le carrelage de l'entrée et me précipite dans le salon. Le livre doré n'a pas bougé. Je le prends délicatement cette fois – je ne voudrais pas l'abîmer et le rendre inutilisable. Je l'ouvre à une page tirée au hasard, et avec la plume déjà encrée, j'écris avec application : « Ne pas conduire sous une pluie diluvienne ! ».
Mon père arrive quelques heures plus tard. Je viens à sa rencontre dans le couloir ; on se serre dans nos bras. Nous ne vivons pas les mêmes émotions et il ne le sait pas. Pendant le dîner, je bavarde un peu plus que les circonstances ne l'exigeraient, mais il ne remarque rien, hagard.
Le lendemain matin, ma mère vient me tirer du lit avec la promesse de crêpes chaudes. Le soleil écarte le rideau des nuages avec vigueur. La bouche encore pleine, je demande si l'on peut manger chez papy ce soir ; ma mère me répond que c'est déjà prévu.
À Perros-Guirec, au moment où je mets le couvert, j'entends mon père parler bas, mais avec intensité, avec mon papy. Je ne saisis que des bribes de la discussion : il est question de dégénérescence et d'acharnement – je ne comprends rien.
La soirée se termine par une partie de cartes ; mon grand-père et moi, le sourire aux lèvres, nous battons à plate couture mes parents.
Une autre semaine passe. J'ai retrouvé le sommeil. J'ai l'impression de posséder un super pouvoir. Par moments, cela me fait peur.
Dimanche midi, mon père entre dans ma chambre les larmes aux yeux. Je ne peux le croire quand il m'annonce que papy est tombé de la toiture. « Encore ? » ai-je envie de dire en me mordant les lèvres. Trois accidents, dont deux chutes du toit en un mois, ce n'est pas possible. Je maudis tous les dieux que je connaisse, et monte dans la voiture direction Perros-Guirec.
Mon père me dépose devant la maison et je cours dans le salon. Quand je prends le livre magique et l'ouvre, une carte postale tombe sur le sol. La photo ressemble à une publicité de Paimpol-Voiles : un cerf-volant noir et rouge traverse le ciel azur. Je reconnais l'écriture de grand-père. Il m'a laissé un mot, très court : « Mon grand, je sais que c'est difficile, mais laisse-moi m'en aller, s'il te plaît. Je suis très malade et je préfère partir vivant. Je remets mes atomes en jeu et je rejoins mamy. Je t'aime. Papy. »
Hier soir, grand-père est mort pour la dernière fois.
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