Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je crus mourir dans ses mains. Il m'étreint comme s'il pressait son linge. Ses yeux devinrent pâles, sa voix grave. Il déchargea sur moi toute sa colère ; me frappa sauvagement, me laboura le visage, me changea le portrait avec ses poings énormes. Je restai fichée contre le sol, dans une immobilité de pierre antique, les joues enflées, une pommette lacérée, le menton ébréché et le sang sortait de mes narines. Il se servit d'un lasso qui, après m'avoir brouté sans retenue, m'arracha des lambeaux du corps. Je l'entendis me dire : « Je vais te finir. Je vais te finir ». Et puis, il me roua, encore et encore. Je me mis en pause. Je perdis dans un engourdissant songe. J'entendis soudainement en moi un piano jouer. J'entendis une douce mélodie dans ma tête. J'entendis la voix de ma mère résonner en moi, comme lorsqu'au fond du sommeil on te parle : « Tu ne peux pas t'en dormir maintenant. Reste éveillée ». La douce mélodie de piano se transforma soudain en un piano déchargé, et du coup, des coups de lasso retentirent à nouveau. Je me fis, du fond de l'agonie, une musique qui me permis de me maintenir en vie. Je me remis cette musique dans la tête, et la lumière immaculée de notre salon se transforma en un rouge vif, comme si ce fut mon sang qui se répandait sur l'ampoule. Mes yeux étaient ensanglantés. La mort me menaçait comme un nuage noir pour l'oiseau sans abri. Je me sentis agonisante. Je me sentis mourir. Je me sentis mourir de douleur. Je vis les images de mes amis et de ma famille défiler dans ma mémoire. J'essayai de me tenir du mieux que je pouvais. Quand il comprit que je commençais à perdre mes forces (puisque j'avais simulé une apoplexie), il se retira. Jamais dans ma vie, je ne m'étais imaginée faire la morte pour survivre. Il m'avait déchirée. M'avait fait plaies sur plaies. Mon visage s'était bouffi à force de pleurer, mes paupières s'étaient couvertes de ténèbres et des spasmes me pétrifiaient. L'adrénaline étant montée à son paroxysme, j'avais pu me relever, même si mes jambes étaient encore tétanisées par le choc. Je voulais que justice soit faite, mais il n'était possible de gagner gain de cause, car le témoin oculaire de mon innocence, de l'injustice dont j'avais été victime résidait dans les cieux.
Quelques heures plus tard, le ciel mousinait. Petit crachin. Alors que je chaloupais pour fermer la porte de l'alcôve, il fit son incursion avec des chaussures opaques et compactes comme s'il débordait de hardiesse. Quand il entra dans la chambre, je lui tendis un verre de sodabi1 qu'il osa à peine à prendre, essorant ses cheveux pour chasser des doigts les gouttes de la boucaille d'une main qui portait encore en elle quelques des gouttes froides. Il me regarda fixement, finit par prendre la généreuse rasade et but une bonne goulée, sans qu'une boule de feu glissât de sa gorge, l'indice parfait des professionnels en consommation de sodabi. Il éructa comme un glouton et éprouva un exquis. Il demeura pendant plusieurs minutes, silencieux, dominé par un semblant d'amertume. Ses yeux brillaient de mensonges tel un amant surpris. Il me parla d'une humeur crasse et cafardeuse, en homme qui regrettait ses vilaines actions. Me posa de petites questions. Ses paroles n'émoussèrent guère ma colère. Je levai les épaules d'un air mélancolique comme pour lui répondre, dardais un regard courroucé. Puis, je lui lançai un regard scintillant et foudroyant ; ses oreilles furent frappées de bruits effrayants de mes yeux baladeurs et tuméfiés. Comme pour renchérir ses excuses, il parla avec une sorte de profusion de détails surprenants, sur un rythme décousu, ôta ses lunettes de veille date, les essuya puis me sourit d'un drôle de sourire qui courait toujours autour de ses émaciées joues à chaque fois qu'il voulait dire quelque chose de futé ou couvrir ses frasques. Il s'ingénia à amasser un tas d'excuses, le tout enfilé d'une belle garniture de rose pour sa défense. Le diable est dans les détails. Plus une personne à l'aisance dans la parole, plus il dispose de mots, bons à plaire l'oreille, plus on est adulée voire trompée. Je sentis brusquement une sensation froide m'étreindre, une sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de gifler ce ce salaud. Je mourais d'envie de lui hurler. Lui dire d'aller à tous les diables. J'avais tout un vocabulaire verbeux à sa disposition mais je me retenais. Je le regardai tristement, le ressentiment aux lèvres rendit ma voix incapable de prononcer le moindre mot comme si je souffrais de l'aphasie. Je m'efforçai d'extérioriser ma colère, quoiqu'ayant peur qu'il me batte derechef. La douleur me pressait pourtant, pesait dans mon être, m'accablait, et tous les membres de mon corps se réduisaient au néant. Les rides qui paraissaient sur ma peau rendaient témoignage de l'extrémité de ma vengeance. Je sentis des larmes brûlantes me monter aux yeux. Je restai un moment pétrifié, incapable de bouger, de sortir une fois encore le moindre mot. Mon cœur battait si follement qu'il m'étouffait. Possédée par l'aspirail de la vengeance, je pris mon courage à deux mains et dans une sorte de bégaiement, je prononçai d'une voix atone et chevrotante (avec l'intonation d'une affligée), quelques paroles à la fois audibles et âcres qui se perdirent dans ma gorges essoufflée et apeurante; les quelques mots qui bruissèrent, qui s'incrustèrent dans les bourrasques, se télescopèrent les uns sur les autres dans une atmosphère mélancolique pour former des constructions interrogatives : pourquoi ton cœur conçoit-il de si hauts sentiments de férocité de lui-même, de sorte que l'égarement de tes yeux, témoigne l'orgueil de tes pensées et de ta masculinité ? Pourquoi tes sentiments s'enflamment-ils à proférer de si étranges discours jusqu'à prendre plaisir à me battre ? En même temps, il leva les yeux pour me contredire et me résister mais ses oreilles étaient encore frappées par les bruits effrayants de mes yeux. Mais étant un assassin sans scrupule, il prit son lasso qui se trouvait à proximité, et bondit sur moi. J'arrivai à me défaire de lui, et je m'en fuis. Rocabelle, c'est ainsi qu'est née notre séparation. Je pense avoir pris la bonne décision. La séparation, c'est terrible mais ça fait survivre. Le désespoir peut me mettre à l'arrêt et me pousser à vouloir mourir, mais mourir au nom de l'amour, je ne le ferai jamais. Comment peut-on consentir son propre meurtre pour l'amour ? Ou comment peut-on arriver à une tentative de suicide pour une histoire d'amour, surtout non réciproque ? C'est fou ça ! Je te le redis, je ne mourrai pas pour un tel amour. Je ne mourrai jamais pour un époux qui me parle avec lassitude, qui me bat tout le temps. S'il ne mesurait pas le mal qu'il me faisait, d'autant plus qu'il savait que j'avais souffert par le passé d'amour du fait de ma stérilité, c'est parce qu'il était l'homme de ma mort. Certes, la fuite n'est pas mère de sérénité, mais j'accepte une vie dépassionnée pour ma survie. La réalité est difficile à admettre : l'amour n'est qu'un tableau maussade pour nous qui sont des femmes stériles. C'est une vie de torture et d'humiliation. Je trouve néanmoins que c'est vraiment un manque total de respect et d'humanité quand des hommes pensent qu'ils peuvent jouer avec nos sentiments comme si ce qu'on ressent ne compte pas, comme si on a toute tellement envie d'avoir un époux qu'on en est réduite à supporter leur cruauté. Rocabelle, voilà les nouvelles. J'espère que c'est différent au pays de Napoléon. Je l'espère pour toi, mon amie.
En espérant ton retour,
Tendrement,
Fatimata Idrissou