Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections
Nouvelles - Littérature Générale
Elle s'appelait Anna, c'était à la fois ma grande sœur et ma maman. Elle a douze ans sur cette photo. Moi c'est la petite brune avec la robe de velours à bretelles qui s'accroche à elle comme à une bouée.
La photo a été prise quelques mois après « le drame », comme disaient les gens.
Ce jour-là, je jouais à deux pâtés de maison plus loin, chez les Labbé. Ils avaient deux garçons, un grand, François, et puis Emmanuel le petit, six ans comme moi.
Tout le monde l'appelait Manu. C'était mon amoureux, il était beau et en plus il avait deux balles de caoutchouc rouge avec lesquelles j'apprenais à jongler.
Nous jouions dans la chambre de ses parents à l'étage où il y avait plus de lumière. Tout à coup Madame Labbé nous a crié de nous coucher par terre. Avec Manu on s'est faufilé sous le lit. C'était très drôle, même qu'il y avait plein de moutons et qu'on soufflait dessus de toutes nos forces pour se les envoyer dans les yeux. J'apercevais les pantoufles de Monsieur Labbé qui, quand je fermais un œil, me semblaient tellement gigantesques qu'elles devaient être cousines des fameuses bottes de sept lieues du Petit Poucet qui hantaient mes nuits.
Le parquet sentait bon le bois et je crois bien que j'ai failli m'endormir en imaginant Manu qui escaladait les montagnes avec les chaussons de son père.
Mais il y avait trop de bruit dehors : les sirènes de pompiers, les avions qui ronflaient encore plus fort que Papa et les cris aigus des bombes qui s'éteignaient le temps que je compte jusqu'à vingt puis recommençaient à piailler.
Les bombes, je connaissais. Il en pleuvait régulièrement du ventre des avions comme des poissons qu'on aurait rejetés à la mer.
Soudain la maison s'est mise à trembler comme les mains de Mamie quand elle boit sa chicorée le matin. Pendant quelques minutes je suis devenue sourde. C'est marrant d'être sourde, on n'entend plus rien, même pas sa respiration, comme si on était mort mais pour de faux. Manu devait être mort aussi tellement il me serrait fort la main.
Longtemps après – j'avais arrêté de compter depuis longtemps –, on est venu nous chercher.
Il était temps, je commençais à ne plus savoir à quoi rêver pour ne pas m'inquiéter.
Tout le monde avait un air bizarre, il faut dire que les poissons avaient fait de drôles de dégâts en éclatant sur le sol.
Quand je suis sortie dans la rue, j'ai tout de suite vu que ce n'était pas comme avant. Mais j'avais beau réfléchir sérieusement en plissant le front, je ne voyais pas ce qui manquait.
Madame Labbé me pressait contre elle en me disant :
— Ma pauvre chérie, c'est affreux, que vas-tu devenir ?
D'habitude, elle était gentille avec moi, mais là, elle me serrait un peu trop fort et puis son tablier sentait l'oignon.
J'ai failli tomber en marchant sur la roue de ma patinette. Qu'est-ce qu'elle faisait là cette roue, toute seule ? J'avais pourtant pris bien soin de ranger ma patinette devant la maison.
La maison ! C'est ça qui n'allait pas. Elle n'était plus là. Comme dans les contes de fée, elle avait tout simplement disparu. À la place, il y avait un grand trou noir avec de la fumée qui sortait comme d'une marmite géante.
C'est après que j'ai crié, longtemps, de toutes mes forces pour redevenir sourde et être morte pour de vrai. Mais ça n'a pas marché, juste que je n'ai pas pu parler pendant plusieurs semaines.
C'est Anna qui m'a réappris à parler, à sourire, à courir, à sauter et à jouer. Elle avait déjà deux sœurs et un frère, tous blonds comme elle, alors vous pensez ! Ce n'était pas une petite brune de plus qui allait lui faire peur comme elle disait.
C'est grâce à elle qu'aujourd'hui je peux raconter cette photo à ma fille.
Je l'ai appelée Anna...
La photo a été prise quelques mois après « le drame », comme disaient les gens.
Ce jour-là, je jouais à deux pâtés de maison plus loin, chez les Labbé. Ils avaient deux garçons, un grand, François, et puis Emmanuel le petit, six ans comme moi.
Tout le monde l'appelait Manu. C'était mon amoureux, il était beau et en plus il avait deux balles de caoutchouc rouge avec lesquelles j'apprenais à jongler.
Nous jouions dans la chambre de ses parents à l'étage où il y avait plus de lumière. Tout à coup Madame Labbé nous a crié de nous coucher par terre. Avec Manu on s'est faufilé sous le lit. C'était très drôle, même qu'il y avait plein de moutons et qu'on soufflait dessus de toutes nos forces pour se les envoyer dans les yeux. J'apercevais les pantoufles de Monsieur Labbé qui, quand je fermais un œil, me semblaient tellement gigantesques qu'elles devaient être cousines des fameuses bottes de sept lieues du Petit Poucet qui hantaient mes nuits.
Le parquet sentait bon le bois et je crois bien que j'ai failli m'endormir en imaginant Manu qui escaladait les montagnes avec les chaussons de son père.
Mais il y avait trop de bruit dehors : les sirènes de pompiers, les avions qui ronflaient encore plus fort que Papa et les cris aigus des bombes qui s'éteignaient le temps que je compte jusqu'à vingt puis recommençaient à piailler.
Les bombes, je connaissais. Il en pleuvait régulièrement du ventre des avions comme des poissons qu'on aurait rejetés à la mer.
Soudain la maison s'est mise à trembler comme les mains de Mamie quand elle boit sa chicorée le matin. Pendant quelques minutes je suis devenue sourde. C'est marrant d'être sourde, on n'entend plus rien, même pas sa respiration, comme si on était mort mais pour de faux. Manu devait être mort aussi tellement il me serrait fort la main.
Longtemps après – j'avais arrêté de compter depuis longtemps –, on est venu nous chercher.
Il était temps, je commençais à ne plus savoir à quoi rêver pour ne pas m'inquiéter.
Tout le monde avait un air bizarre, il faut dire que les poissons avaient fait de drôles de dégâts en éclatant sur le sol.
Quand je suis sortie dans la rue, j'ai tout de suite vu que ce n'était pas comme avant. Mais j'avais beau réfléchir sérieusement en plissant le front, je ne voyais pas ce qui manquait.
Madame Labbé me pressait contre elle en me disant :
— Ma pauvre chérie, c'est affreux, que vas-tu devenir ?
D'habitude, elle était gentille avec moi, mais là, elle me serrait un peu trop fort et puis son tablier sentait l'oignon.
J'ai failli tomber en marchant sur la roue de ma patinette. Qu'est-ce qu'elle faisait là cette roue, toute seule ? J'avais pourtant pris bien soin de ranger ma patinette devant la maison.
La maison ! C'est ça qui n'allait pas. Elle n'était plus là. Comme dans les contes de fée, elle avait tout simplement disparu. À la place, il y avait un grand trou noir avec de la fumée qui sortait comme d'une marmite géante.
C'est après que j'ai crié, longtemps, de toutes mes forces pour redevenir sourde et être morte pour de vrai. Mais ça n'a pas marché, juste que je n'ai pas pu parler pendant plusieurs semaines.
C'est Anna qui m'a réappris à parler, à sourire, à courir, à sauter et à jouer. Elle avait déjà deux sœurs et un frère, tous blonds comme elle, alors vous pensez ! Ce n'était pas une petite brune de plus qui allait lui faire peur comme elle disait.
C'est grâce à elle qu'aujourd'hui je peux raconter cette photo à ma fille.
Je l'ai appelée Anna...
© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation