Animal Nocturne

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. 
Philadelphie, Avril 1942. Il était dix heures trente quand ce qui paraissait être un couple entra dans le bar. Vêtue d'un costume bleu marine et d'une chemise assortie, l'homme était d'une élégance folle. La femme portait une robe rouge dont la couleur faisait ressortir ses cheveux couleur feu. En silence et sans se regarder, ils prirent place sur les tabourets. Les couples se faisaient rares dans ce bar. En tant qu'habituée, aucun ne me revenait en tête. Ce bar accueillait principalement des gens seuls, comme moi, qui avait pour seule compagnie leur breuvage. Cela devait être le décor minimaliste qui les attirait, leur rappelant à quel point leurs vies étaient vides. Ils se sentaient comme chez eux ici et savaient qu'ils étaient entourés de personnes qui partageaient le même état d'esprit. Aucun jugement. 
Le barman n'était pas du genre bavard et c'était pour le mieux. Il avait l'air d'un imbécile. Je ne recherchais nullement la compagnie. Contrairement aux autres habitués, ce n'était pas mon verre que j'examinais avec insistance. Mon truc à moi était plutôt d'inspecter l'âme des gens et de pénétrer leurs esprits. Le genre humain me fascinait et j'avais trouvé le parfait endroit pour laisser libre cours à mon imagination. 
Ce soir ce n'était que nous trois. Quatre en réalité si vous comptiez le barman. Mais assez parler de lui. Je pouvais ainsi me concentrer sur eux exclusivement. L'homme commanda deux cafés et alluma une cigarette. Je voyais que la femme avait pleuré. A cause de lui, j'en étais sûre. Il n'osait pas la regarder. Il se sentait coupable et plein de remords. Je voyais que ce n'était pas la première fois qu'il l'avait fait pleurer. Et pourtant, elle était toujours avec lui. 
Comme l'amour peut vous rendre faible !
Il était plus âgé qu'elle. Probablement une quarantaine d'année tandis qu'elle avait vingt-cinq ans tout au plus. Alors qu'il regardait devant lui de ses yeux vides, je devinais qu'il ne savait pas comment lui dire qu'il était désolé. Elle savait qu'elle allait devoir faire le premier pas, comme d'habitude.
Délicatement, elle tendit sa main vers lui. 
En effet, l'amour vous rendait vraiment faible. 
Je voyais qu'il était marié et que c'était pour cette même raison qu'elle avait pleuré. Un divorce n'était pas envisageable mais il ne pouvait mettre un terme à leur liaison pour autant. Il savait qu'il pouvait avoir le meilleur des mondes possibles. Quant à elle, elle était trop amoureuse de lui pour le jeter. 
La plus faible de toutes. 
Onze heures. 
De temps à autres, une impulsion me parcourait le corps. Ce soir était l'une de ces soirées et je pouvais faire d'une pierre deux coups. La solitude devait être comblée d'une façon ou d'une autre. 
Je savais qu'ils allaient bientôt partir du bar alors je m'éclipsai d'abord. Je les attendis dehors. La nuit était plus fraîche qu'à mon arrivée mais l'adrénaline commençait à faire effet et bientôt, je n'y fis plus attention. 
Onze heures quinze. 
Les voilà. Les rues étaient allumées mais cela n'avait pas d'importance. Ma connaissance des rues de Philadelphie relevait de l'extraordinaire. Des années de pratique. Comme je l'avais prévu, ils tournèrent à gauche. Cachée dans un coin faiblement éclairé, j'émergeai soudainement par derrière. Ce fut rapide. Ou presque. Une bonne minute avant que la vie ne s'échappe de leurs corps respectifs. Une vraie minute. Une éternité pour moi avant que je ne m'emparent de leurs visages. Il ne sentirent presque rien.
Je l'avais délivrée de sa vie misérable et rabaissante car je savais qu'elle n'en serait jamais capable. 
Quant à lui, eh bien, il l'avait mérité. 
Je me sentais mieux. Ce sentiment d'avoir accompli quelque chose ne durerait que quelques jours mais en attendant, je m'étais rendue utile. Surtout, je pouvais voir leurs visages quand je fermais les yeux. Ils étaient avec moi maintenant. 
Le vide de la solitude avait été comblé et c'était tout ce qui comptait. 
 
 
 
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