« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître... » Une crise de toux secs empêcha l'homme de poursuivre. Mélanie resta immobile dans l'ombre, à l'autre coin diamétralement opposé, près de la porte d'entrée. L'homme maigre et pâle, vêtu des haillons bleu clair, lui avait adressé la parole dès son entrée. Il s'était ramassé sur le lit, qui constituait, avec une table de chevet et une chaise, les seuls meubles de la chambre dégarnie, éclairée seulement par le crépuscule, une lumière grisâtre du jour naissant ou mourant.
Mélanie s'approcha du lit et s'assit sur la chaise. La fenêtre donnait sur un ciel cendreux rayé des branches effeuillées sur lesquelles étaient perchés des corbeaux innombrables. L'homme recommença à parler :
« Dans mon enfance, j'étais constamment torturé par une forte angoisse. J'étais l'enfant unique, et pourtant, dans mes souvenirs, je sens évasivement la présence de quelqu'un d'autre que mes parents dans la grande maison que nous habitions. Ladite angoisse avait un vague rapport avec un certain portail de taille diminuée quelque part entre les étagères sur le mur de la bibliothèque qui, même avant que je pusse lire, était mon locus solus où je passais des longues heures observant les illustrations des grands tomes. »
L'homme regardait le mur d'en face sur lequel Mélanie commençait à distinguer la silhouette d'une porte jusqu'alors cachée par l'obscurité qui s'épaississait là.
« Un jour à l'école, lorsque le professeur parlait des romans de chevalerie, une vision me surprit : je suis enfant, je ne vais pas encore à l'école, il fait nuit et je suis seul à la bibliothèque examinant un volume lorsque j'arrive sur l'image d'un dragon juché sur une montagne, vomissant du feu sur un village au-dessous. Je revis clairement les huttes avalées par les flammes ; je revis les habitants en fuite ; je revis le visage du dragon, sinistrement humain ; je vis le mot ANGUSTIA parmi d'autres écrits en légende, un mot que je n'eus pu lire mais qui se fut gravé si distinctement dans mon esprit que j'arrivai à le lire quand je me souvenais de son dessin dans la classe. Je revis aussi les deux braises luisantes, au-delà des fenêtres de la bibliothèque, suspendues parmi les arbres du jardin qui entourait notre maison. Après, tout se confond. Mes parents eussent dû me trouver dans un état de panique, le livre à la main. Ils eussent dû annihiler ou cacher le livre, peut-être dans une armoire entre les étagères. »
Mélanie fixait toujours l'autre porte que ressemblait parfaitement à la porte d'entrée.
« Ce jour-là, en sortant de l'école, je me trouvai soudain devant une fille de notre classe qui me demanda de lui montrer des volumes sur les « dragons ». Ce mot me laissa abasourdi. Alors elle me prit la main et me tira. Elle entra avec confiance chez nous et alla directement vers la bibliothèque. Contrairement à elle, je ne me sentais pas du tout à l'aise. Lorsqu'elle fouillait les rayonnages, je regagnais ma place habituelle sur le fauteuil et gardais le silence. « Mais où as-tu caché tes dragons ? » me demandait-elle d'un ton badinant. Son comportement ne me déconcertait pas autant que son approche progressive d'un certain endroit évoqué par ses manœuvres et par le fait même de sa présence. »
Une légèreté flottait derrière l'autre porte et envahissait la chambre comme une brise froide et silencieux qui rendait plus difficile la respiration de l'homme.
« Elle s'accroupit pour inspecter un certain endroit à l'intervalle de deux étagères. Je le reconnus à la précipitation de mon cœur. Elle me jeta un regard qui brillait d'un début d'incendie : « C'est donc là que tu caches tes dragons... » Elle essaya le poignet du portail qui céda d'un craquement sec, donnant sur une obscurité qui semblait des moments cacher une cellule exigüe et d'autres moments une étendue infinie... elle s'introduisit dans le trou et me donna l'ordre de la suivre... j'avais mal à respirer... ma gorge était sèche... j'y entrai comme un somnambule... l'obscurité et le corps de la fille me reçurent dans un mélange originel... la notion de temps se troubla et l'espace se réduisit en un contact limpide... paralysé par la peur, je m'abandonne à l'autre respiration, au souffle infernal qui se soulève comme des profondeurs de mes propres poumons... une éruption volcanique... souffle devient halètement... respiration se transforme en cri... je... je... »
Un silence. Des gouttes de sueur sur sa peau calcinée par la sècheresse, sa peau qui semblait couverte d'écailles à des moments.
« Mes parents nous surprirent dans cet état... je ne me souviens plus de leur réaction, ni de ce qui devenait de la fille, car je n'allais à l'école ni le lendemain ni aucun jour après : je me souviens seulement des longues journées et des nuits interminables que je passais délité, dévoré par fièvre... je cramais pendant des jours entiers, ou plutôt je m'embrasais... je me souviens des convulsions qui effleuraient des crises d'épilepsie... des figures qui se penchaient sur moi et qui s'alternaient dans un tourbillon vertigineux... des aubes et des crépuscules sans fin qui se confondaient jusqu'à s'identifier... mais surtout d'une morsure dans le système respiratoire, et de l'image du livre qui revenait toujours dans mes délires : je me trouve au seuil de la grotte sur laquelle s'ouvrait le portail, et scrutant l'obscurité, je commence à discerner le visage de son habitant...»
Mélanie s'était redressée sur la chaise. L'homme tremblait et la dévisageait des yeux en flammes.
« L'une de ces nuits, la vision de la grotte dura plus longtemps que d'habitude. Le visage du dragon, entremêlé à celui de la fille, se détacha distinctement sur le fond sombre. Ma terreur devint silence. La bouche commença à vomir du feu et j'ouvris ma bouche pour crier lorsque je m'éveillai avec une sensation d'asphyxie. Mes poumons et ma gorge s'enflammaient, je ne pouvais pas respirer. L'air était lourd de fumée. L'idée d'un incendie me frappa. Incapable de bouger, j'essaya de crier pour demander secours, mais aussi pour faire sortir la fumée de mes poumons, pour me débarrasser d'une chaleur étrange qui me carbonisait tout le système respiratoire à partir des profondeurs des poumons. »
Une crise de toux violente secoua l'homme. Les vitres claquaient, les masses imposantes des corbeaux vacillaient dangereusement.
« Je vis des fl... fl... flammes... au pieds de mon lit... et je me mis à cri... cri... crier encore plus fort... enfin je compr... pr... pr... pris... que... que... qu'elles sor... sortaient de ma pro... pro... pre... pre... propre bouche... »
A chaque toux, une bile noire sortait de la bouche de l'homme. Mélanie s'éloigna précautionneusement de quelques pas.
« J'avais incen... cen... cendié la maison... cette nuit-là, mes parents brû...brû...rûlèrent... je survécus... c'était mon fait... JE LES AI TU... TU... TUES... »
Il commença à crier. Les corbeaux s'envolèrent et couvrirent le ciel, le jour se précipita dans une nuit torride. La chambre s'assombrit. Leur croassement ressemblait au crépitement d'un violent feu attisé par le vent estival. Mélanie se hâta vers l'autre porte, l'ouvrit sans difficulté, se pénétra dans l'obscurité absolue, et referma la porte. Des pas s'entendirent dans le couloir, la porte d'entrée s'ouvrit et des infirmiers en habillement blanc se participèrent sur l'homme qui criait : « vous pouvez me cogner... je ne vous appellerais pas maître... » Ils l'injectèrent, le bâillonnèrent, le ligotèrent et le sortirent sur un brancard. Les pas s'éloignèrent derrière la porte fermée. Le craillement s'éteignit. De nouveau, le silence. Le crépuscule règne. Mélanie commence à sentir la présence proche d'un autre, à discerner comme le bruit d'un courant d'air. Elle ne distingue toujours rien dans l'obscurité totale. Et alors, au fond des ténèbres, dans une distance indéterminable, deux étincelles s'allument, comme deux braises survivant à un incendie.
Mélanie s'approcha du lit et s'assit sur la chaise. La fenêtre donnait sur un ciel cendreux rayé des branches effeuillées sur lesquelles étaient perchés des corbeaux innombrables. L'homme recommença à parler :
« Dans mon enfance, j'étais constamment torturé par une forte angoisse. J'étais l'enfant unique, et pourtant, dans mes souvenirs, je sens évasivement la présence de quelqu'un d'autre que mes parents dans la grande maison que nous habitions. Ladite angoisse avait un vague rapport avec un certain portail de taille diminuée quelque part entre les étagères sur le mur de la bibliothèque qui, même avant que je pusse lire, était mon locus solus où je passais des longues heures observant les illustrations des grands tomes. »
L'homme regardait le mur d'en face sur lequel Mélanie commençait à distinguer la silhouette d'une porte jusqu'alors cachée par l'obscurité qui s'épaississait là.
« Un jour à l'école, lorsque le professeur parlait des romans de chevalerie, une vision me surprit : je suis enfant, je ne vais pas encore à l'école, il fait nuit et je suis seul à la bibliothèque examinant un volume lorsque j'arrive sur l'image d'un dragon juché sur une montagne, vomissant du feu sur un village au-dessous. Je revis clairement les huttes avalées par les flammes ; je revis les habitants en fuite ; je revis le visage du dragon, sinistrement humain ; je vis le mot ANGUSTIA parmi d'autres écrits en légende, un mot que je n'eus pu lire mais qui se fut gravé si distinctement dans mon esprit que j'arrivai à le lire quand je me souvenais de son dessin dans la classe. Je revis aussi les deux braises luisantes, au-delà des fenêtres de la bibliothèque, suspendues parmi les arbres du jardin qui entourait notre maison. Après, tout se confond. Mes parents eussent dû me trouver dans un état de panique, le livre à la main. Ils eussent dû annihiler ou cacher le livre, peut-être dans une armoire entre les étagères. »
Mélanie fixait toujours l'autre porte que ressemblait parfaitement à la porte d'entrée.
« Ce jour-là, en sortant de l'école, je me trouvai soudain devant une fille de notre classe qui me demanda de lui montrer des volumes sur les « dragons ». Ce mot me laissa abasourdi. Alors elle me prit la main et me tira. Elle entra avec confiance chez nous et alla directement vers la bibliothèque. Contrairement à elle, je ne me sentais pas du tout à l'aise. Lorsqu'elle fouillait les rayonnages, je regagnais ma place habituelle sur le fauteuil et gardais le silence. « Mais où as-tu caché tes dragons ? » me demandait-elle d'un ton badinant. Son comportement ne me déconcertait pas autant que son approche progressive d'un certain endroit évoqué par ses manœuvres et par le fait même de sa présence. »
Une légèreté flottait derrière l'autre porte et envahissait la chambre comme une brise froide et silencieux qui rendait plus difficile la respiration de l'homme.
« Elle s'accroupit pour inspecter un certain endroit à l'intervalle de deux étagères. Je le reconnus à la précipitation de mon cœur. Elle me jeta un regard qui brillait d'un début d'incendie : « C'est donc là que tu caches tes dragons... » Elle essaya le poignet du portail qui céda d'un craquement sec, donnant sur une obscurité qui semblait des moments cacher une cellule exigüe et d'autres moments une étendue infinie... elle s'introduisit dans le trou et me donna l'ordre de la suivre... j'avais mal à respirer... ma gorge était sèche... j'y entrai comme un somnambule... l'obscurité et le corps de la fille me reçurent dans un mélange originel... la notion de temps se troubla et l'espace se réduisit en un contact limpide... paralysé par la peur, je m'abandonne à l'autre respiration, au souffle infernal qui se soulève comme des profondeurs de mes propres poumons... une éruption volcanique... souffle devient halètement... respiration se transforme en cri... je... je... »
Un silence. Des gouttes de sueur sur sa peau calcinée par la sècheresse, sa peau qui semblait couverte d'écailles à des moments.
« Mes parents nous surprirent dans cet état... je ne me souviens plus de leur réaction, ni de ce qui devenait de la fille, car je n'allais à l'école ni le lendemain ni aucun jour après : je me souviens seulement des longues journées et des nuits interminables que je passais délité, dévoré par fièvre... je cramais pendant des jours entiers, ou plutôt je m'embrasais... je me souviens des convulsions qui effleuraient des crises d'épilepsie... des figures qui se penchaient sur moi et qui s'alternaient dans un tourbillon vertigineux... des aubes et des crépuscules sans fin qui se confondaient jusqu'à s'identifier... mais surtout d'une morsure dans le système respiratoire, et de l'image du livre qui revenait toujours dans mes délires : je me trouve au seuil de la grotte sur laquelle s'ouvrait le portail, et scrutant l'obscurité, je commence à discerner le visage de son habitant...»
Mélanie s'était redressée sur la chaise. L'homme tremblait et la dévisageait des yeux en flammes.
« L'une de ces nuits, la vision de la grotte dura plus longtemps que d'habitude. Le visage du dragon, entremêlé à celui de la fille, se détacha distinctement sur le fond sombre. Ma terreur devint silence. La bouche commença à vomir du feu et j'ouvris ma bouche pour crier lorsque je m'éveillai avec une sensation d'asphyxie. Mes poumons et ma gorge s'enflammaient, je ne pouvais pas respirer. L'air était lourd de fumée. L'idée d'un incendie me frappa. Incapable de bouger, j'essaya de crier pour demander secours, mais aussi pour faire sortir la fumée de mes poumons, pour me débarrasser d'une chaleur étrange qui me carbonisait tout le système respiratoire à partir des profondeurs des poumons. »
Une crise de toux violente secoua l'homme. Les vitres claquaient, les masses imposantes des corbeaux vacillaient dangereusement.
« Je vis des fl... fl... flammes... au pieds de mon lit... et je me mis à cri... cri... crier encore plus fort... enfin je compr... pr... pr... pris... que... que... qu'elles sor... sortaient de ma pro... pro... pre... pre... propre bouche... »
A chaque toux, une bile noire sortait de la bouche de l'homme. Mélanie s'éloigna précautionneusement de quelques pas.
« J'avais incen... cen... cendié la maison... cette nuit-là, mes parents brû...brû...rûlèrent... je survécus... c'était mon fait... JE LES AI TU... TU... TUES... »
Il commença à crier. Les corbeaux s'envolèrent et couvrirent le ciel, le jour se précipita dans une nuit torride. La chambre s'assombrit. Leur croassement ressemblait au crépitement d'un violent feu attisé par le vent estival. Mélanie se hâta vers l'autre porte, l'ouvrit sans difficulté, se pénétra dans l'obscurité absolue, et referma la porte. Des pas s'entendirent dans le couloir, la porte d'entrée s'ouvrit et des infirmiers en habillement blanc se participèrent sur l'homme qui criait : « vous pouvez me cogner... je ne vous appellerais pas maître... » Ils l'injectèrent, le bâillonnèrent, le ligotèrent et le sortirent sur un brancard. Les pas s'éloignèrent derrière la porte fermée. Le craillement s'éteignit. De nouveau, le silence. Le crépuscule règne. Mélanie commence à sentir la présence proche d'un autre, à discerner comme le bruit d'un courant d'air. Elle ne distingue toujours rien dans l'obscurité totale. Et alors, au fond des ténèbres, dans une distance indéterminable, deux étincelles s'allument, comme deux braises survivant à un incendie.