Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Dans ce long regard, on s'est tout dit. Tout à coup, comme une tour de magie, ses pieds ont lentement quitté le sable pour flotter au rythme de la brise. En montant, elle m'a saisie par les locks pour ensuite m'éclipser sous son bras gauche, l'air décidée d'aller à la rencontre du soleil levant.
En partant ce jour-là, j'étais sûre de cette dernière volonté. Je n'ai pas laissé une lettre d'adieu. Pourquoi offrir un climax à l'hymne de l'indifférence? À ces derniers mots sanglotants, Ils m'auraient recherchée à la trace. Au fil de la vie, ils thésaurisent un tas d'amour pour t'offrir toujours à la dernière cérémonie en ton nom, ces gens. Je ne saurais laisser de lettre !
Ce dimanche 26 février, 16h36, je suis partie. Je venais de quitter la maison de Danpre où je m'abritais depuis plus d'un an. J'ai pris la route à pieds pour vivre chaque seconde de ces dernières heures. Cap sur l'entrée Sud de la capitale. J'entendais revenir sur les pas de ce vendredi matin, quand nos semblables ont débarqué et nous ont expulsés de notre propre toit à Matisan, sous la danse de mitraillettes. Je souhaiterais voir si mon père y était encore. Ce jour-là, j'étais trop élancée vers l'espoir de préserver mon souffle, de trouver quatre murs que des projectiles ne pourraient trouer, un silence nocturne qui n'oserait pas m'arracher dans les bras de Morphée toutes les trente minutes. Tous derrière la vie, on courait. Pieds nus à la merci des roches assoiffées dans le cœur du soleil, sans dessus, sans dessous, on courait tous. Tu t'arrêtes, tu perds la vie de vue. Alors ce jour-là, je n'ai pas senti mon père tomber. En revenant sur mes pas, j'espérais au moins emporter avec moi ce qui restait de lui, comme pour légitimer mon retour vers là d'où je viens.
Avant de déposer chaque pied sur le sol, j'ai renouvelé à mon corps la promesse de porter son poids jusqu'à la destination finale. Il est si svelte, pourtant si pesant. Un lit ne suffirait pas pour m'aider à soutenir toutes ces âmes dont les corps m'ont été enlevés abruptement. Tous ces consanguins, ces camarades, ces humains avec des membres épars un peu partout dans les rues, déchiquetés par des balles perdues, ou pas. Chaque image, chaque nouvelle m'enfonce davantage. Comme si le poids des conventions, de toute l'échelle sociale, de vains sacrifices ne me suffisait pas. J'ai tant de fois voulu crier à l'aide, mais ici on ne se met pas à nu quand on souffre. Faiblesse ! Ridicule ! Alors en marchant, pour renforcer ma conviction, j'ai remémoré toutes les fois où j'ai glissé un SOS entre mes phrases, et mes gestes, et mes fous rires teintés d'un regard lointain, comme pour observer mon âme qui partait lentement. Ils sont si gais, les corps qui partent.
18h47. Chaque descente sur la route nourrit l'espoir de m'englouttir à mon passage. La terre adore les poids lourds ! Je réitère ma promesse. Arrivée au Champs-de-Mira, je me suis arrêtée un instant. Je me suis approchée du centre de corps de l'État, pour vérifier si son cœur battait encore. Rien n'a bougé. L'État, est-il mort? Sinon, ce serait impossible que sous ses yeux, des mouches sans vergogne trouvent toutes ces têtes des enfants du Bon Dieu pour grignoter de temps en temps. Il me fallait cet arrêt pour me convaincre une énième fois de ma décision.
À peine que mes pieds ont touché le linteau de Portail-Lagoni, j'ai entendu une rafale de tirs. Je m'apprêtais à entrer dans la plus grande vallée de la mort, cette entrée Sud de Port-Républicain. Pour diminuer le risque de gâcher mon plan, j'ai vite adressé une prière à Legba, sous les yeux de Sainte-Anne, en signe de dernière revendication. Je veux au moins choisir la fin de mon histoire. Je suis née de la poussière, mais je ne compte pas y retourner. La terre tourne trop vite, je ne veux pas revenir ici aussi rapidement. Pas dans cet enfer. J'ai vécu assez pour mes vingt-six ans. Ma seule fierté, c'est d'avoir évité tout ça à ce petit être innocent, qu'on m'avait forcé d'appeler il y a neuf ans. On dit que l'eau des égouts va à la mer, j'espère le rencontrer là-bas. Ici on décide de tout à ta place, même de ce que tu fais de ton corps après s'en être abuser. Moi, je décide de ma fin. Au milieu de la vallée je n'ai pas vu mon père. Peut-être m'a-t-il encore devancé. On dit que les canaux mènent à la mer. J'espère le voir lui aussi.
00h05, je trouve enfin cette parcelle de terre qui me relie tout droit à la grande étendue d'eau. C'est à elle que j'entends rendre mon âme. Avec tout ce poids, je suis sûre de plonger dans le fond de son ventre. J'espère y voir notre itinéraire pour découvrir à partir de quel moment nous nous sommes déroutés. La mer recèle toute notre histoire. J'entends ensuite entrer dans un sommeil de plomb que même le plus féroce des poissons ne pourra briser. Je veux que mon corps s'éteigne lentement, librement. Je n'ai aucun regret. On m'a déjà tout pris. Mon père, mes amis, mon humanité. Tout.
Debout. Seule sur le rivage. Soudain, la pluie a commencé à tomber, comme si le ciel a voulu rendre la mer jalouse. Celle-ci est restée calme, se contentant de bercer mes oreilles avec le son des vagues ondulants. Étrange. Je me suis allongée sur le sable pour apprécier une dernière fois chaque goutte. Deux heures ont écoulé et l'averse demeurait. On dirait que mère nature avait planifié de m'offrir ce dernier cadeau. J'adore la pluie. Pour la première fois depuis longtemps, j'ai souri de joie. Comme si le bonheur avait le goût des choses simples.
Quand l'horizon est devenue moins opaque. Je me suis levée. Je pourrais ainsi esquiver les tas de plastiques qui tiennent la mer par la gorge. Sacré humain ! Mes pieds dans l'eau, je pars à la rencontre de l'abysse. La terre a tenté ces derniers coups jusqu'à ce qu'à ce que l'eau me porte entièrement sur son dos. Et là, j'ai fermé les yeux, et j'ai dit à mon âme: "Que ta paix commence". Et une partie de moi s'est déployée doucement, a parcouru tout mon corps comme un vent frais avant de me quitter.
En une seconde, j'ai été portée hors de l'eau. Elle m'a demandé de conclure un pacte avant qu'elle se dévoile à moi. Avant que je ne réponde, comme si elle savait que j'accepterais, elle a doucement laissé mon dos pour se tenir en face de moi. J'ai redressé ma tête, et comme un aimant, mes yeux se sont plongés dans ceux de ce corps étincelant qui me ressemblait presque comme deux gouttes d'eau. Dans le fond de son regard, j'ai senti que j'étais comprise. Les mots ne sont peut-être pas nécessaires à ce qui savent voir. Plus loin encore, j'ai vu un panorama. Chaque clignotement a ramené de plus près une parcelle de ce tableau de mon enfance. Il était toujours incomplet. Je croyais qu'on me l'avait volé ! J'avais caché les pinceaux et la palette très loin, comme pour préserver de vieux souvenirs. Mais chaque clignotement provoquait un scintillement le long de mon corps, comme si mon âme reprenait sa place. En l'espace d'une minute, dans ce profond regard, j'ai su que je ne partirais pas sans terminer ce tableau.
Est-ce s'initier à la mort un rituel pour révéler l'individu à lui-même? Désormais, je sais que je devrais trouver de la peinture, de milliers de nuances de couleurs. Mais où? Là d'où je sors, tout est noir. C'est alors que je me suis souvenue du pacte. Elle a rapproché son corps étincelant du mien et m'a chuchoté à l'oreille : "Je suis Amsha". Sa voix a résonné sous ma peau. J'ai tout de suite su que le pacte était scellé: Dans les temps sombres, je dois toujours me tourner vers mon for intérieur. C'est le rituel pour l'appeler.
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Alors qu'elle continuait de s'élever avec moi sous son bras, je me suis sentie légère. À mesure que l'on montait, ma vue d'en bas devenait plus grande. Je pouvais identifier du bleu, du jaune, du rouge, et une infinité d'autres couleurs qui ont toutes chatouillé mon âme, expression d'une parfaite harmonie. J'ai souri, et je me suis rendue compte à quel point elle est belle, la vie !