Amours amers

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Nouvelles - Littérature Générale

Terrible spectacle que tu offres cette nuit. Je contemple l'horizon, persécuté par le tumulte assourdissant de ta fureur déchaînée pas même surpassée par la colère électrique des cieux. Noire de rage, d'une splendeur létale, tu es toute entière possédée par une soif de sang que seul un tribut de chair boursouflée saura apaiser. Je me détourne lentement de toi et rejoins la salle de veille, de mon pas lourd et régulier, comme je le fais plusieurs fois par nuit, chaque nuit, depuis des années. Il ne me faut pas plus de quelques minutes pour remonter le contrepoids de fonte servant à actionner la rotation des lentilles de Fresnel, outil indispensable pour les marins abandonnés aux caprices implacables de tes eaux. Je repasse par la salle de quart que je suis le seul à occuper – je n'ai jamais vraiment apprécié la compagnie de mes congénères, la solitude seyant mieux à ma mélancolie lugubre –, et attrape une bouteille de bourbon et un verre avant de sortir offrir mon corps et mon âme aux gifles glacées du vent et aux râles gutturaux de cette nuit d'apocalypse.

« Il faut être fou pour s'installer de son plein gré dans cet enfer », avais-je lu dans leur regard en embarquant pour un voyage que j'espérais sans retour, vers un monde de solitude. Les phares de pleine mer ne sont guère prisés que par les déments dans mon genre, ermites contemplatifs préférant l'agitation des flots à celle des foules. Tant de gardiens, âmes maudites s'il en est, oubliés de Dieu et du Diable, ont perdu toute raison en ces lieux des confins du monde des Hommes où la Nature règne en maîtresse absolue.

« Toi qui entre ici, abandonne tout espoir. » Ce vers longtemps oublié m'était revenu comme une évidence transcendante lorsque j'avais aperçu, au loin, la silhouette grise de ce qui serait ma dernière demeure. Cela fait bien des années que l'espoir m'a quitté. Bien des années que mes sommeils ne sont plus habités de rêves, remplacés aujourd'hui par tes chants incessants, obsédants.
Il fut un temps, Mer, où d'autres voix que la tienne rendaient leur humanité à ces jours froids et pieux que je t'ai dédiés.

Tu es une déesse sans pitié, au cœur plus obscur que les tréfonds des abysses. Quand n'as-tu pas repris le double de ce que tu avais offert, cruelle érinye ? La seule chose qu'il me reste après ces années auprès de toi est ce penchant dévorant que j'ai toujours éprouvé à ton égard ; j'ai sacrifié bien plus sur l'autel de ma dévotion que je ne l'aurais souhaité.

« Plus jalouse que la plus vénale des putains devant un empereur. » Les vieux loups de mer de la taverne du port t'avaient mieux cernée que mon orgueilleux cœur d'enfant ne voulut l'admettre. Me voilà, désormais abandonné à tes seuls désirs, livré à ta dévorante inconstance. Ébloui par ton immortelle beauté j'ai délaissé les joies des Hommes, je me suis plongé dans la mort quand je croyais effleurer l'éternité.

Je ferme les yeux, laissant tes hurlements de banshee pénétrer en moi comme les griffes du noroît dont l'ardeur avide tente de me précipiter contre les rochers, vingt mètres plus bas.

La nuit était d'encre, ta surface semblable à de l'huile, lorsqu'elle a renoncé à la vie, lorsqu'elle t'a laissé suffoquer ses poumons, lorsqu'elle a choisi de ne plus te défier, toi, insensible et toute-puissante maîtresse de mon âme. Je ne l'ai pas aimée, en vérité, je n'ai aimé nulle autre que toi, mais j'aurais pu être heureux à ses côtés, j'aurais pu être homme auprès d'elle... Tu te ris de mon aveugle naïveté, je le sais, mais j'aime à croire que ma solitude est le fruit d'une fatalité impérieuse plutôt que celui d'une faiblesse égoïste. Elle était trop jeune, trop douce, trop romanesque pour supporter la dureté sourde de ma compagnie. Elle était la délicate fleur des champs cueillie par une main insoucieuse et vouée inéluctablement à se faner. Elle s'imaginait me changer par ses attentions ; elle espérait atteindre mon cœur en se liant à moi devant Dieu, mais je n'ai su que la pervertir. J'ai érodé son âme si tendre qu'elle s'est vidée de sa substance pour moi, elle qui ne vivait que dans l'attente d'un geste doux de ma part. C'est encore pour moi qu'elle s'est donnée à toi lorsqu'elle a compris son insignifiance face à ton immensité. Elle ne pouvait prétendre rivaliser. En offrant son corps à tes lames immuables elle est devenue une part de toi, à qui elle savait que j'avais voué mon existence malgré mes vœux.

Je sers un cinquième verre de bourbon que je vide par-dessus le garde-fou. « À ta santé, sublime garce. » Le sixième est pour moi. Je le bois d'un trait.

Je n'ai plus ni regrets ni remords, tes effluves de saumure emplissent ma gorge. Je suis né pour toi, je n'ai toujours appartenu qu'à toi. Je te hais avec une ferveur qui n'a d'égale que mon adoration. Tu rugis à mes oreilles avec la même intensité que celle de ma passion. Je suis une aberration, une part de toi prisonnière d'une enveloppe de chair. Il y a trop d'air dans ma poitrine, trop de terre sous mes pieds. Que devrais-je éprouver ? Tristesse, angoisse, excitation ? Je ne sais. Je me suis tant éloigné des Hommes qu'ils me sont inconnus, leurs émotions me sont inconnues. Je suis vide de toute chose humaine mais si plein de toi. Pas encore assez, cependant. À quoi penserai-je lorsque tes griffes de harpie possessive festoieront de mon corps ? À son sourire, sans doute. Elle sera si heureuse de me voir enfin la rejoindre.

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