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Albert est amoureux depuis trois mois de la pharmacienne, la nouvelle propriétaire de l'officine en bas de chez lui. Il n'avait pas remarqué le panneau « Changement de propriétaire » jusqu'à ce mauvais rhume, élément déclencheur d'un coup de foudre... à sens unique.
Comment la décrire ? Elle est d'une beauté simple qu'accompagne un ravissant sourire. Elle irradie littéralement dans sa pharmacie. Comme dans un film de Lelouch, la période après Les Uns et les Autres, quand il a pris l'habitude de tourner avec la caméra autour de ses personnages. Un homme, une femme, une histoire éternelle, éternellement rejouée, toujours réécrite. Albert est cinéphile. Il aime les gros plans, les dialogues naturels et les histoires d'amour. Mais il n'est pas doué pour exprimer ses sentiments.
Depuis trois mois, Albert se rend à la pharmacie dès qu'il le peut dans l'espoir de trouver la phrase qui sera le début d'une belle histoire d'amour. Comme dans les comédies américaines en noir et blanc. Trois mois qu'il reste silencieux sans trouver les mots. Sauf pour demander une boîte de Paracétamol à la pharmacienne. C'est le médicament situé juste derrière le comptoir, le premier qu'il a vu quand il s'est trouvé paralysé devant elle et qu'il a dû dire quelque chose. Ce fut « Une boîte de Paracétamol s'il vous plaît » plutôt que « Vous êtes la femme de ma vie. Allons vivre sur une île au soleil... ou au moins prendre un café, pour choisir l'île... ».
L'étagère du bas de son armoire à pharmacie accueille les boîtes de comprimés empilées. Il ne prend que des médicaments génériques à un euro et soixante-huit centimes la boîte. En comprimés à croquer, 250 ou 500 mg de dosage, ou effervescents. Albert varie ses demandes, il espère provoquer l'instant idéal où il pourra enfin engager la conversation... pour que démarre cette grande histoire. À chaque fois, il pense avoir trouvé le bon moment, là, quand elle lui rend la monnaie avec un joli sourire. Sourire qui le paralyse et lui fait perdre ses moyens. Il balbutie alors un banal « merci », ce sera pour la prochaine fois, demain peut-être. C'est pourtant si simple dans les films...
Albert passe ses soirées à regarder des comédies romantiques. Il se répète à haute voix les répliques de rencontres pour juger de leur effet. Il travaille aussi le ton de sa voix. Quand il est content de l'effet, il note la phrase dans un petit carnet.
Même quand il n'a pas de réplique bien travaillée, Albert passe à la pharmacie. C'est devenu un rite en sortant du bureau. Un passage à la pharmacie, et une boîte de plus à ranger dans l'armoire, comme pour garder le rythme, comme un sportif à l'entraînement qui veut garder la forme. La deuxième étagère de l'armoire affiche complet.
La pharmacienne s'est aperçue de son manège depuis longtemps. Évidemment, en trois mois, elle a repéré ce client fidèle et s'en amuse gentiment. Plus longue que nécessaire pour lui rendre la monnaie, elle l'observe, interrogative. Elle donne même parfois l'impression de lui lancer un sourire d'encouragement.
Un jour, Albert fait la queue derrière une petite grand-mère à l'ordonnance longue comme un inventaire à la Prévert. La pharmacienne lui détaille, d'un ton professionnel, les posologies de chaque médicament, s'assurant qu'elle retient bien les informations qu'elle note sur les différentes boîtes. La jeune femme jette des petits coups d'œil rapides en direction d'Albert, étonnée de le voir si patient. Albert est au ravissement de la contempler en silence, à guetter le moment propice pour engager la conversation. Elle ne marque aucun signe de surprise quand Albert lui demande du Paracétamol. La boîte rejoint la troisième étagère...
Il y a deux mois, la pharmacienne a changé son jour de repos. Quand Albert entre dans la pharmacie le mercredi, son absence est un choc. Il se sent trahi, abandonné. Et si elle avait déménagé ? Mais Albert se raisonne. Non, on ne quitte pas une pharmacie achetée il y a trois mois sur un coup de tête ! Un peu anxieux, il constate son retour dès le lendemain. Il en est tellement content qu'il est incapable de parler, perdu dans un sourire béat un peu ridicule. Il constate qu'elle a placé d'autorité une boîte de Paracétamol sur le comptoir.
— Ce dosage vous convient ? lui dit-elle avec un grand sourire.
Dans la nuit qui suit, Albert fait un cauchemar. Il est dans la pharmacie, une dizaine de clients sont assis en rang sur des chaises comme au cinéma. Ils l'encouragent du geste et par des mots en désignant la pharmacienne qui sourit. Mais aucun son ne peut sortir de sa bouche...
L'armoire à pharmacie est maintenant pleine à craquer. C'est un signal pour Albert. La situation ne peut plus durer et il se lance un ultimatum : le lendemain, il parlera à la pharmacienne. Il l'invitera à prendre un verre au café d'à côté, après la fermeture de la pharmacie. Voilà, finalement tout est simple. Il suffit de se lancer et les mots seront là. Calmer sa respiration, se faire confiance.
Alors Albert, comme dans un état second, entre dans la pharmacie. Il se sent prêt comme jamais il ne l'a été. Il est accueilli par une voix féminine inconnue et souriante. Ce n'est pas une nouvelle préparatrice mais une pharmacienne, comme en témoigne le caducée doré sur sa blouse blanche ! Avec l'énergie du désespoir et brusquerie, Albert demande sans même la saluer :
— Où est la pharmacienne ? Où est-elle ?
— Je la remplace pour un mois. Elle est partie au Canada, en Gaspésie, pour son voyage de noces, vous ne le saviez pas ? Moi, je suis remplaçante en attendant d'avoir ma pharmacie, c'est la première fois que je viens à Aix-les-Bains, je ne connais personne ici.
Elle soupire avant d'ajouter pour elle-même :
— Ce mois va être long...
Spontanément et dans un élan qui l'étonne lui-même, Albert se propose pour lui faire les honneurs de sa ville : les anciens palaces, le casino, le lac qui a inspiré Lamartine, « disons dimanche ? ». Pas de problème, la pharmacienne n'est pas de garde et accepte volontiers l'invitation de ce drôle de client qu'elle observe avec attention. Albert est surpris de la facilité à dire les choses...
— Mais vous aviez besoin de..., reprend la pharmacienne.
— En fait, de rien... Il me reste du Paracétamol chez moi !
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