AMERTUME

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. J'ai cru que cela ne s'arrêterait jamais. Les balles tonnaient de partout comme dans un film de guerre. Cachés sous une table, papa ne cessait de faire des prières d'adieu ;         
- Epargne nous nos offenses, seigneur ! Ne cessait-il de marteler.                          
Quand le calme revint enfin, je voyais papa parler, mais je ne l'entendais pas. Les acouphènes  obstruaient mon ouïe. J'étais comme étourdi et je m'évanouis. Quelques temps après je sentis mon corps bouger et je suivis la voix de papa qui m'appelait « Elvis... Elvis réveille toi ! » il me versait de l'eau sur le visage et je revins à moi.                                  
Notre maison avait pratiquement été détruite... les murs étaient perforés, les vitres brisées, les fauteuils déchiquetés, on dirait qu'une bombe avait explosé à l'intérieur de la maison. Ils accusaient papa de fournir des informations à l'armée régulière et de ne pas se conformer à leurs instructions.                                                                                                         Papa était professeur de lycée et avait été affecté au lycée bilingue d'Ekondo Titi. Quinze années après il fut nommé proviseur. Quand-à moi, je m'installais à Douala après l'obtention de mon baccalauréat pour les études. Je revenais de temps à autres lui rendre visite. Il était resté seul après le décès de ma mère.                            
La ville était pourtant paisible avant les velléités sécessionnistes. Mais depuis le début du conflit tout est devenu un capharnaüm ; on ne connaissait plus qui suivre, les sécessionnistes donnaient les ordres et mettaient en garde toutes les personnes qui ne les respectaient pas.                                                                                                                    
De l'autre côté, les autorités et l'armée régulière imposaient les siens qui allaient à l'encontre de ceux prescrits par les sécessionnistes. Ces derniers ordonnaient les villes mortes tous les lundis. Les marchés et les boutiques restaient fermés, aucune activité n'était permise. Cela outrageait les autorités qui menaçaient les commerçants respectant le mot d'ordre, de fermer définitivement leurs boutiques. La population se retrouvait embrigader entre les deux belligérants... comme un doigt entre le marteau et l'enclume. Certains commerçants craignant de voir leurs boutiques leur être complètement retirées outrepassaient les ordres des sécessionnistes. Mais la nuit tombée, ils recevaient la visite des séparatistes qui leur faisaient subir des sévices corporelles devant leurs femmes et enfants.      
Avec le conflit qui perdurait, les restrictions imposées par les sécessionnistes s'aggravaient.                            
L'école qui jusque là n'avait posé aucun problème, se vit interdite d'accès aux élèves. Ils se plaignaient du fait que les élèves étaient instrumentalisés pour ne pas rallier leur cause. Ce qui déplu à mon père .                                             
Nous étions en milieu d'année scolaire. Il s'insurgea contre cet ordre et invitait ses collaborateurs enseignants à continuer les cours ; quand un jour en plein midi, les séparatistes débarquèrent à l'école armés de kalachnikovs et tiraient sur tout ce qu'ils trouvaient. Puis, ils arrivèrent dans le bureau de mon père et  apposèrent une arme sur son front. C'étaient des jeunes qu'il avait enseignés. D'ailleurs, il appelait nommément certains d'entre eux. Tous le connaissaient.  
- Je t'ai enseigné hier et aujourd'hui c'est toi qui veut me tuer Ngolleh ? dit-il à celui qui lui pointait l'arme à la tête.               
- Vous avez de la chance cette fois ci monsieur, mais ne nous poussez pas à bout. Répondit-il.                                                Ils sortirent et s'enfuirent avant l'arrivée de l'armée régulière. Malheureusement, tout le monde n'avait pas eu la chance de s'en sortir vivant comme mon père. Les sécessionnistes avaient laissé derrière eux plusieurs familles endeuillées. Quinze élèves moururent sur le coup... de nombreux blessés furent transportés pour l'hôpital... deux enseignants perdirent aussi la vie. Les salles de classe ressemblaient à un champ de bataille. Les sols étaient recouverts de sang, des morceaux d'habits et des bouts de chair humaine éparpillés sur les bancs. Papa compris à cet instant que la situation était plus grave qu'il n'imaginait.                  
Ce jour, je conseillais papa de quitter la ville. Le conflit avait vraiment extrapolé. Amoureux de son travail, il prévoyait organiser les cours en catimini vu que les examens étaient proches. Il décida malgré tout et à contre cœur de fermer l'établissement.                                                      
Les cours se déroulaient à la maison avec quelques élèves et enseignants volontaires. Les sécessionnistes finirent par savoir, mais ils le laissèrent faire, tant que ce n'était pas l'école formelle avec le respect des emblèmes nationaux et un cérémonial de lever des couleurs. Cependant le nombre ne faisait qu'augmenter. Parmi les enseignants qui venaient, il y avait des agents du renseignement à qui papa fournissait des informations détaillées sur certains séparatistes dont il connaissait ; surtout ceux à l'origine des fusillades au lycée.                
Ces informations servirent  à arrêter certains d'entre eux et nombreux se firent tuer par l'armée régulière. Les séparatistes surent que papa était leur informateur. Ils lui envoyèrent des bouts de papiers sur lesquels était inscrit : « vos cours ont assez duré, vous devez les stopper et arrêter votre collaboration avec les militaires ; signé Ngolleh »                            
Papa teigneux comme il était, faisait fi de ces menaces et continuait à organiser les cours, jusqu'à cette nuit...                          Après les fusillades, il me demanda de faire mon sac et de prendre le stricte nécessaire. Nous sortîmes dans cette claire noirceur, marchant tout doucement pour ne pas faire de bruits. Le froid et la peur nous consumaient... les lèvres s'asséchèrent. Quelques mètres plutard, on vit l'un d'eux qui remarqua papa.                                    
- Monsieur le proviseur, où allez-vous dans cette pleine lune ? Ne me dites pas que vous nous abandonnez déjà !                    Il alerta d'autres et ils sortirent comme des fourmis nous arrêter. Ils nous conduisirent en brousse et nous déshabillèrent. Je remarquais certains visages, mais ils faisaient fi de me connaître.                                                       
- Nous vous avons prévenu plusieurs fois monsieur, vous nous avez tous enseigné ici, mais c'est vous qui nous faites tuer aujourd'hui !                                                                          
Il lui assena une gifle, il s'écroula au sol. L'un d'eux retira sa machette dans son pantalon et trancha sa main ; le sang jaillit comme un jet d'eau. Papa poussa un grand cri de douleur, je vis ses larmes pour la première fois.                                            - S'il vous plaît, ne me l'enlevez pas, je vous en prie, leur dis je en pleurs et à genou, c'est le seul parent qui me reste, .           L'un d'eux me donna un coup de pied à la figure, comme si mes propos étaient des injures. Mes lèvres se fendillèrent. Puis il frappa la machette sur le pied de papa, l'os se fractura... je sentis La chair de poule recouvrir mon corps. Je regardais mon père impuissamment se tordre de douleurs. J'avais tellement crié que ma voix ne sortait plus. Ngolleh demanda à ce qu'on abrège ses souffrances, un dernier coup de machette alla sur son cou et je n'entendis plus mon père. Le corps ne bougeait plus, la vie l'avait quitté. Ils allèrent déposer son corps dans un carrefour et me libérèrent. Toute la nuit jusqu'au matin je restai là coucher prêt de son corps à pleurer, croyant le faire revenir d'entre les morts, mais c'était trop tard.        
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