Amer veuvage

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La brume se dissipait à peine lorsque l'on enterra Héphilgore Gilliad. Raide et solitaire, Ambérus, son mari, observait d'un œil absent le cercueil porté en terre. Le décès d'Héphilgore lui avait asséné un rude coup, mais déjà quelques jours après, au cimetière, il éprouvait des difficultés à identifier ses sentiments. Son incommensurable chagrin n'avait été que passager et il lui semblait être habité par une enveloppante indifférence. Pourtant, qu'est-ce qu'il avait pu l'aimer, son Héphilgore !
 
Au cours de quarante ans de vie commune, ils avaient partagé un amour chaque jour renouvelé. Jamais une dispute, pas un nuage, même sur la fin, quand la vieille dame s'était mise sporadiquement à perdre l'esprit. Ambérus avait toujours été à ses côtés, même si, femme méthodique, Héphilgore laissait un peu partout des notes afin de s'y retrouver, dans son ménage comme dans son fief, la cuisine. Ambérus la laissait souvent se débrouiller, fasciné par sa capacité à déchiffrer ses pattes de mouches, qui tenaient plus de signes cabalistiques que de l'écriture cursive ; et à agir en fonction.
 
De retour de la cérémonie, Ambérus s'assit dans son fauteuil, dans cette maison qui lui semblait à présent étrangère, et y passa le reste de la journée. Les jours qui suivirent, il ne fut pas plus actif. Il demeurait immobile, mais son esprit galopait. Plus le temps passait, plus il se remémorait des détails de sa vie maritale. Des riens, des gestes, des expressions, des comportements, auxquels il n'avait jamais prêté attention, mais qui à présent l'agaçaient prodigieusement.
 
Ambérus ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il avait entendu dire que le temps estompait les défauts des défunts et que bien vite on ne se souvenait que de leurs qualités. Ce n'était pas son cas, et il commençait à prendre feue sa femme en sérieuse grippe.
 
Pour commencer, il lui en voulait de l'avoir abandonné. Ils avaient tant et si bien bâti leur vie à deux, qu'en dehors de leur cocon amoureux, la vie n'existait pas. Ambérus ne se souvenait pas avoir rencontré qui que ce soit depuis le jour de son mariage. Les vieux amis s'étaient éloignés – ou le couple s'était-il isolé ? – et Ambérus n'était plus guère sorti de sa tanière.
 
Et puis il y avait sa cuisine ! Pourquoi Ambérus s'était-il tu toutes ces années ? Héphilgore lui infligeait quotidiennement des mets plus abjects les uns que les autres, aux remugles répugnants et aux textures terrifiantes, et lui, grand benêt énamouré, subissait en souriant, espérant secrètement quelque progrès qui ne survint jamais. En particulier la soupe, invariable au repas du soir. « C'est bon pour ton dos. » « C'est bon pour ton foie. » « C'est bon tes rhumatismes. » Et il est vrai qu'Ambérus avait une santé de fer et n'avait jamais éprouvé de maux de dos, de foie, ni de rhumatisme. Mais il en venait à regretter une belle hernie ou une hépatite si ça avait pu lui épargner le breuvage immonde.
 
Le temps passait et Ambérus avait décidé de s'attaquer au rangement des vieilleries que sa femme amassait et qu'il n'avait jamais pu supporter, il s'en rendait compte à présent. Il jeta tout son fatras en vrac, sans prendre la peine de rien détailler, tellement ces manuscrits racornis, ces brimborions biscornus, ces instruments ésotériques et autres cochonneries lui faisaient horreur.
 
Elle lui avait quand même bien pourri l'existence, à la réflexion. Rétrospectivement, il se rendait compte qu'il n'avait jamais eu de vie. Il avait été l'esclave de sa femme, son larbin. Jamais il n'avait poursuivi de passion, jamais il ne s'était adonné à un hobby. Il avait passé son temps à aduler et servir son épouse. Malgré son aversion pour le jardinage, c'est lui qui entretenait le potager, cultivait des herbes médicinales dont elle faisait Dieu sait quoi et veillait à la tenue et au rayonnement des parterres. Le reste du temps, il le passait à la contempler rêveusement, captivé par sa grâce, son aura, sa beauté.
 
Fait étrange, dans son souvenir, elle lui apparaissait maintenant hideuse, hirsute, à la peau verte et verruqueuse. Sa voix autrefois mélodieuse lui résonnait perçante et crachoteuse. Le tourment de la solitude amenait Ambérus à ressasser le calvaire qu'avait été de sa vie, broyé, torturé dans les griffes de sa femme.
 
Les derniers mois de vie commune lui semblaient encore plus pénibles et absurdes. Que ne la mit-il pas dans un hospice lorsqu'elle commença à montrer des signes de démence ? Outre ses absences, qu'elle palliait grâce à ses notes éparpillées dans la maison, elle se mit à fuguer, et plusieurs fois, surtout les nuits de pleine lune, dont on dit qu'elle influence les lunatiques, Ambérus la retrouva nue, égarée dans la forêt attenante. Lui qui dormait si bien d'habitude commençait à voir la qualité de son sommeil en pâtir, avec pour conséquence une fatigue dont il se serait bien passé.
 
Ambérus, de semaine en semaine, sombrait dans les affres saumâtres de la haine post mortem. Il n'avait pas retrouvé le sommeil, et la rage lui rongeait les sangs, sa santé vint à décliner. Bien entendu, il ne manqua pas de blâmer sa défunte compagne, mais aucune de ses récriminations ne le soulagea. Des rhumatismes galopants envahirent ses articulations et bientôt tout mouvement lui fut pénible.
 
Il prit alors une décision radicale : si la soupe de la mégère soignait vraiment les rhumatismes, cela valait peut-être la peine de subir encore une fois son goût infect. Il n'avait pas encore eu le courage de déblayer la cuisine de tous ses pots ridicules et autres ustensiles douteux, aussi après quelques recherches il trouva les griffonnages concernant les recettes.
 
Il déchiffra non sans mal celle de la soupe de tous les jours, que la nunuche avait pompeusement appelée « philtre d'amour (en soupe) ». Il s'en fit un grand bol qu'il avala en se pinçant le nez. Une chaleur envahit ses membres et soulagea instantanément ses articulations endolories.
 
Ce soir-là, éploré, il alla fleurir la tombe de sa bien-aimée.

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