Il avait fait un bel après-midi. Depuis quelques jours, le temps était ensoleillé et les bulletins météorologiques avaient beau annoncer que des orages se préparaient, ces derniers ne venaient pas.
Amandine gara son utilitaire sur le parking du stade municipal du village. C'était son père qui le lui avait dégoté chez un de ses amis qui produisait du fromage de brebis. Depuis qu'elle avait obtenu son permis de conduire, Amandine pouvait se rendre à l'entrainement toute seule, comme une grande. Elle ne subissait plus les railleries de ses frères qui la conduisaient à tour de rôle et qui lui répétaient que le rugby était un sport d'hommes.
En descendant de son véhicule, elle huma l'odeur des foins à laquelle elle était habituée depuis toute petite. Cette senteur de fenaison la rassérénait et l'accompagnait comme une madeleine de Proust. Si on le lui avait demandé, elle n'aurait pas su expliquer pourquoi. Au loin, par-delà le fronton qui imposait aux lieux son identité, Amandine pouvait apercevoir les collines verdoyantes de son pays, tachetées ici et là de touches de blanc provenant du pelage des brebis qui paissaient. Petite, elle se surprenait parfois à avoir envie de caresser ces collines. Elle s'imaginait être une géante et passer la paume de sa main sur leur galbe. Cette simple suggestion la faisait tressaillir et elle entrevoyait mille sensations au contact de leur douceur ferme.
Devenue grande, Amandine éprouva le même désir à l'égard des poitrines de ses partenaires avec qui elle jouait au rugby. Elle en avait honte. Elle culpabilisait au point de somatiser, prenant du poids là où les jeunes filles de son âge mettaient tout en œuvre afin de veiller à leur ligne. Pour dire les choses, elle avait sacrément forci. Il fallait avouer aussi qu'à la ferme, le régime alimentaire composé de cochonaille et d'omelettes quotidiennes n'aidait pas à ce qu'elle soit mince. De demi de mêlée, elle passa rapidement au poste de pilier pour le plus grand bonheur de son entraineur qui peinait à trouver ce genre de gabarit chez les féminines.
Lesbienne. Ce mot avait claqué pour la première fois au lycée professionnel qu'elle fréquentait. Ce mot avait ensuite résonné de plus en plus souvent, s'emparant des réseaux sociaux où il s'affichait avec acharnement dès que ses camarades parlaient d'elle. Lesbienne. Elle en souffrit puisqu'il l'excluait de fait de la norme que le microcosme où elle évoluait avait choisi. Certains se moquaient. D'autres l'évitaient. Elle ne comprenait pas bien pourquoi. Chez elle, c'était un mot imprononçable. Son père voulait se rassurer en expliquant qu'elle était un garçon manqué, à l'ancienne, et que c'était bien commode pour les travaux des champs. Au rugby, on évitait de prendre sa douche en même temps qu'elle. Et puis tout le monde s'y accoutuma, même Amandine qui fit sienne cette particularité. Après tout, si les autres le disaient, c'était que cela devait être vrai.
Une fois dans les vestiaires, elle posa son sac de sport sur une chaise en plastique récupérée au comité des fêtes. Amandine était arrivée bien en avance. Elle souhaitait mettre les bouchées doubles. Ce week-end, en ouverture de la saison, son équipe allait disputer un match de gala en ouverture du derby entre l'Aviron et le BO, entre Bayonne et Biarritz. Autant dire qu'il allait y avoir la foule des grands jours ! Parmi les spectateurs, toute sa famille serait présente même si ses frères et son père s'étaient fait tirer les oreilles pour acheter leur billet. Le stade Jean Dauger constituait le saint des saints. Y jouer représentait une gageure pour tous les amateurs du pays.
Les garçons pensaient que cet honneur leur était réservé. Aussi, lorsqu'ils croisèrent Amandine qui, changée, sortait des vestiaires, des invectives fusèrent :
- Alors, l'invertie, on va jouer à la baballe ? la provoqua l'un d'eux.
- Tu vas salir la pelouse du stade ! Les vestiaires aussi, lorsque vous allez vous tripoter avec tes copines, s'indigna un autre.
- Laisse le rugby aux hommes et rentre chez toi, espèce de gouine ! aboya un troisième.
Amandine serra les dents, même lorsque le premier insista : « Les filles qui font un sport-co, c'est contre nature ! Lesbienne ! ». Lesbienne, une fois de plus ou une fois de moins, ça ne la touchait plus. En revanche, lui nier le droit de jouer au rugby parce qu'elle n'était pas un garçon la révoltait.
Aussi, lorsqu'elle se retrouva sur le terrain afin de s'entrainer, elle mit encore plus de rage qu'à l'accoutumée pour déplacer le joug qui servait à simuler une poussée en mêlée. En fait de joug, il s'agissait plutôt d'une imitation que le vieux Lucien avait bricolée avec du matériel de ferme usagé, cédé par des éleveurs du coin. Le club d'Amandine ne possédait pas les moyens financiers des clubs professionnels. La vente de calendriers et la buvette permettaient tout juste d'investir dans des jeux de maillots neufs pour les enfants. Elle mit tant de pugnacité, poussa tant de hans que, du parking, certains garçons trainèrent avant de regagner leur voiture pour l'observer. La gnaque, comme ils disaient, dont faisait preuve Amandine valait le coup d'œil. Elle forçait le respect.
Lorsque vint le jour du match dont parlait tout le pays, le stade était plein à craquer comme prévu. On ne loupait pas un derby au Pays-Basque ! Que ce soit en bleu et blanc ou bien en rouge, les supporters affluaient des quatre coins du territoire, de la côte comme de l'intérieur, des montagnes comme des vallées.
Ce samedi-là, Amandine porta haut les couleurs de son club, ancré dans le terroir. Sous le regard chambreur de certains, sous les quolibets de quelques amuseurs qui ne voyaient dans la rencontre féminine qu'un passe-temps en attendant l'arrivée des professionnels, Amandine poussa en mêlée comme jamais. A son poignet, elle portait un bracelet-éponge aux couleurs de l'arc-en-ciel. Plus que le ballon, c'était ce bracelet qu'elle souhaitait amener derrière la ligne d'essai.
Lorsqu'elle et ses coéquipière y parvinrent, un homme qui se trouvait sur la touche coucha le nom d'Amandine sur son calepin. D'ici cet automne, il avait une sélection nationale féminine à composer. Elle allait affronter les All Blacks.
Amandine gara son utilitaire sur le parking du stade municipal du village. C'était son père qui le lui avait dégoté chez un de ses amis qui produisait du fromage de brebis. Depuis qu'elle avait obtenu son permis de conduire, Amandine pouvait se rendre à l'entrainement toute seule, comme une grande. Elle ne subissait plus les railleries de ses frères qui la conduisaient à tour de rôle et qui lui répétaient que le rugby était un sport d'hommes.
En descendant de son véhicule, elle huma l'odeur des foins à laquelle elle était habituée depuis toute petite. Cette senteur de fenaison la rassérénait et l'accompagnait comme une madeleine de Proust. Si on le lui avait demandé, elle n'aurait pas su expliquer pourquoi. Au loin, par-delà le fronton qui imposait aux lieux son identité, Amandine pouvait apercevoir les collines verdoyantes de son pays, tachetées ici et là de touches de blanc provenant du pelage des brebis qui paissaient. Petite, elle se surprenait parfois à avoir envie de caresser ces collines. Elle s'imaginait être une géante et passer la paume de sa main sur leur galbe. Cette simple suggestion la faisait tressaillir et elle entrevoyait mille sensations au contact de leur douceur ferme.
Devenue grande, Amandine éprouva le même désir à l'égard des poitrines de ses partenaires avec qui elle jouait au rugby. Elle en avait honte. Elle culpabilisait au point de somatiser, prenant du poids là où les jeunes filles de son âge mettaient tout en œuvre afin de veiller à leur ligne. Pour dire les choses, elle avait sacrément forci. Il fallait avouer aussi qu'à la ferme, le régime alimentaire composé de cochonaille et d'omelettes quotidiennes n'aidait pas à ce qu'elle soit mince. De demi de mêlée, elle passa rapidement au poste de pilier pour le plus grand bonheur de son entraineur qui peinait à trouver ce genre de gabarit chez les féminines.
Lesbienne. Ce mot avait claqué pour la première fois au lycée professionnel qu'elle fréquentait. Ce mot avait ensuite résonné de plus en plus souvent, s'emparant des réseaux sociaux où il s'affichait avec acharnement dès que ses camarades parlaient d'elle. Lesbienne. Elle en souffrit puisqu'il l'excluait de fait de la norme que le microcosme où elle évoluait avait choisi. Certains se moquaient. D'autres l'évitaient. Elle ne comprenait pas bien pourquoi. Chez elle, c'était un mot imprononçable. Son père voulait se rassurer en expliquant qu'elle était un garçon manqué, à l'ancienne, et que c'était bien commode pour les travaux des champs. Au rugby, on évitait de prendre sa douche en même temps qu'elle. Et puis tout le monde s'y accoutuma, même Amandine qui fit sienne cette particularité. Après tout, si les autres le disaient, c'était que cela devait être vrai.
Une fois dans les vestiaires, elle posa son sac de sport sur une chaise en plastique récupérée au comité des fêtes. Amandine était arrivée bien en avance. Elle souhaitait mettre les bouchées doubles. Ce week-end, en ouverture de la saison, son équipe allait disputer un match de gala en ouverture du derby entre l'Aviron et le BO, entre Bayonne et Biarritz. Autant dire qu'il allait y avoir la foule des grands jours ! Parmi les spectateurs, toute sa famille serait présente même si ses frères et son père s'étaient fait tirer les oreilles pour acheter leur billet. Le stade Jean Dauger constituait le saint des saints. Y jouer représentait une gageure pour tous les amateurs du pays.
Les garçons pensaient que cet honneur leur était réservé. Aussi, lorsqu'ils croisèrent Amandine qui, changée, sortait des vestiaires, des invectives fusèrent :
- Alors, l'invertie, on va jouer à la baballe ? la provoqua l'un d'eux.
- Tu vas salir la pelouse du stade ! Les vestiaires aussi, lorsque vous allez vous tripoter avec tes copines, s'indigna un autre.
- Laisse le rugby aux hommes et rentre chez toi, espèce de gouine ! aboya un troisième.
Amandine serra les dents, même lorsque le premier insista : « Les filles qui font un sport-co, c'est contre nature ! Lesbienne ! ». Lesbienne, une fois de plus ou une fois de moins, ça ne la touchait plus. En revanche, lui nier le droit de jouer au rugby parce qu'elle n'était pas un garçon la révoltait.
Aussi, lorsqu'elle se retrouva sur le terrain afin de s'entrainer, elle mit encore plus de rage qu'à l'accoutumée pour déplacer le joug qui servait à simuler une poussée en mêlée. En fait de joug, il s'agissait plutôt d'une imitation que le vieux Lucien avait bricolée avec du matériel de ferme usagé, cédé par des éleveurs du coin. Le club d'Amandine ne possédait pas les moyens financiers des clubs professionnels. La vente de calendriers et la buvette permettaient tout juste d'investir dans des jeux de maillots neufs pour les enfants. Elle mit tant de pugnacité, poussa tant de hans que, du parking, certains garçons trainèrent avant de regagner leur voiture pour l'observer. La gnaque, comme ils disaient, dont faisait preuve Amandine valait le coup d'œil. Elle forçait le respect.
Lorsque vint le jour du match dont parlait tout le pays, le stade était plein à craquer comme prévu. On ne loupait pas un derby au Pays-Basque ! Que ce soit en bleu et blanc ou bien en rouge, les supporters affluaient des quatre coins du territoire, de la côte comme de l'intérieur, des montagnes comme des vallées.
Ce samedi-là, Amandine porta haut les couleurs de son club, ancré dans le terroir. Sous le regard chambreur de certains, sous les quolibets de quelques amuseurs qui ne voyaient dans la rencontre féminine qu'un passe-temps en attendant l'arrivée des professionnels, Amandine poussa en mêlée comme jamais. A son poignet, elle portait un bracelet-éponge aux couleurs de l'arc-en-ciel. Plus que le ballon, c'était ce bracelet qu'elle souhaitait amener derrière la ligne d'essai.
Lorsqu'elle et ses coéquipière y parvinrent, un homme qui se trouvait sur la touche coucha le nom d'Amandine sur son calepin. D'ici cet automne, il avait une sélection nationale féminine à composer. Elle allait affronter les All Blacks.