Alina contre Goliath

Le printemps battait enfin à la porte sous les contours d’une journée glaciale, mais ensoleillée. Après la saison hivernale prolongée au gré du mystérieux « changement climatique », cette lumière claire qui transperçait presque les nuages afin de déverser sur la Terre les volutes cachées à l’œil nu, était ressentie par Alina comme une bénédiction. Une décharge douce, sans aucun poids, dont le simple toucher allait complétement modifier le destin inscrit dans ses moindres cellules. Un présage, forcément bon, à l’image des situations dont elle s’en est adroitement tirée tout au long de sa vie.
Elle profita des voilages tirés au maximum pour trainer au lit, sans but, s’offrant à son activité préférée, se mémoriser une fois de plus ses années de jeunesse. Aujourd’hui, le dévolu fut jeté sur ses 250 ans.
Elle n’avait pas encore décidé si elle allait être triste ou, au contraire, prendre sur elle et profitant que ce n’était pas la semaine des enfants, c’était quelle semaine déjà, faire des choses intéressantes. Surfer sur Instagram, si le temps lui permettait, sur Facebook, se faire livrer un plateau-repas de sa brasserie préférée. Seule, car son état et les amitiés développées depuis sa période mortelle ne la satisfaisaient plus. Oui, il y avait aussi la grande bibliothèque avec des volumes reliés... Elle avait tout fini il y a une bonne centaine d’années déjà. Depuis, rien n’avait égalisé les écrits de son enfance. À quoi bon se pencher sur autre chose ?
Au retour des toilettes, un sms incompréhensible l’attendait sur son smartphone. «Vino. Grota. Copii bolnavi. » Quatre mots qui pourraient sembler une erreur pour quiconque comprenne un iota. Pas pour elle. Elle hésitait à l’effacer, lorsque un frisson vieux comme le monde, de devoir envers sa caste, impossible à oublier, parcouru son corps, remonta à la surface et la laissa en état de sidération.
« Grota », la grotte, était l’endroit favori de jeux avec ses frères, sœurs, cousins. C’est là qu’elle échangea son premier baiser, avec qui déjà, c’est là qu’ils prenaient leurs grandes décisions, c’est là qu’ils s’avouaient leurs secrets. C’est là qu’ils aidaient les pauvres du coin ensevelis dans des maladies, dettes, souffrances entretenues par des régimes corrompus qui se succédaient malgré les diktats imposés par sa puissante famille. C’est là qu’après avoir tués les uns, on donnait aux autres.
Un mode de vie qu’elle n’assumait plus. Faire accessoirement du mal à son prochain, en lui accaparant son sang pour son propre bien-être lui était devenu insupportable. Et lorsque l’amour lui était tombé sur la tête, comme une bouée de sauvetage, elle plaqua tout, immortalité avec. Elle eu sa propre famille, qui, à l’image des terriens, ne tenue pas dans la course du temps, mais lui donna pour une courte période, un battement d’ailes de papillon rapporté à sa longue vie, l’illusion d’avoir fait le bon choix.
Bien sûr qu’elle avait du regret. Pulvérise, par miracle, par l’unique récompense, la naissance de ses enfants...

Pour quoi on lui envoya ce message ? Elle ne pouvait plus aider personne maintenant. Ils étaient au courent, pourtant. Aujourd’hui, la fille qui sautait de peuplier en peuplier en traversant les siècles à sa guise était une commune mortelle. Dont le destin, scellé par des multiples métastases comme une punition divine contre les centaines de litres de sang subtilisés à autrui, était de se faire elle-même infusée par des perfusions contre des cellules perverses qui étaient en train la tuer. Non seulement qu’elle ne pouvait pas se déplacer, mais demeurait clouée au lit par le biais d’une perfusion permanente, une expérience pilote dans la lutte contre sa rare forme de cancer. Elle ! Qui jouissait jadis d’une santé de vampire, seul héritage hors taxe de la part de sa famille.
Oui. Les centaines de litres de sang ingurgités lui revenaient comme un boumerang.
Alina chercha dans les alertes quotidiennes de son téléphone une information qui aurait pu l’éclaircir. Rien. La grotte située dans un village de sa Transylvanie natale, sans grand enjeu économique dans la lutte acerbe qui avait accaparé la planète, était impossible à repérer dans le flux d’info.
Elle trimballa sa perfusion sur roulettes dans le salon où, d’un coffre poussiéreux elle extrait un appareil, semblable à un piège aux rats. Elle hésita quelques secondes puis l’alluma. Des ombres comme des génies envahirent la pièce.
« Tu t’es cachée où ? Reviens. Aides-nous. Quelque chose de gravissime adviendra si tu ne viens pas. Nous avons besoin de toi. »
Quelques phrases lui suffirent pour que l’information passe dans son esprit. Elle comprenait mieux. En tant que chainon manquant, le soutient qu’elle aurait apporté par sa haute position dans l’arbre généalogique de leur organisation mondiale, était de taille.
Accablée par la culpabilité, elle éteint brusquement l’appareil. Comment elle a pu faire cela ? Comment elle a pu quitter le monde qui la crée ? Qui la construite ? Qui lui a donné ses valeurs ? Serait-elle capable de réfléchir, maintenant, de prendre la décision juste ?
En guise de réponse, une pochette de 6l remplie de sang roumain, elle reconnaissait la nuance, gisait sur le bureau, en plein rayon de soleil. Voir ce liquide précieux, vital autrefois, coaguler impunément sous la chaleur hostile, son unique joie aujourd’hui, la fit gémir.
La pochette de liquide vert suspendu à la perfusion à roulette l’étouffa. La voix du passé lui manquait au point de prendre le dessus. Elle l’arracha d’un geste sec et la remplaça par le sang de ses ancêtres.
Quelle opportunité délicieuse que celle de revivre son immortalité ! Le changement était violent. Effectivement, être en bonne santé se mérite.
Elle attendit que la dernière cellule cancéreuse disparaisse de son corps, vérifia dans ses urines, test PCR dans le nez, salive, et endossa ses vieux habits de voleuse dans l’espace.
Il lui prit quelques secondes seulement d’arriver à Viisoara, le village de sa famille.

Ce qui la surprit le plus fut la tristesse des gens. C’était tellement déchirant qu’elle ne s’était même pas rendue compte qu’aucun pied d’enfant ne traversait la rue. Elle prit le chemin bien connu du cimetière. La grotte, cachée par le caveau de quelques membres de sa famille, qui, comme elle, n’avaient pas résistés à la pression de l’immortalité, gémissait de monde. Elle y pénétra.
« Bien venue, Alina. Nous devons changer le cours des choses. Si ces fous furieux continuent la déforestation, l’empoisonnement des cultures, la pollution d’océans une épidémie mondiale décimera la planète. Dans la quelle trouverons la mort tous les enfants de moins de 10 ans. Le fait que tu aïe changé le cours de ta vie tu te retrouves en pôle position dans ce processus de changement. »
« Que dois-je faire ? »
« Tu as 20 min pour convaincre TOUS les citoyens de cette planète de cesser les dégâts de plus haut. Passé ce délai la pandémie sera irréversible.»

Alina commença à balbutier de mots sans aucun sens, prosternée devant le mausolée de sa grande mère maternelle. Et ses propres enfants ? Prise d’une subite angoisse elle forma un n° sur son téléphone. Une voix masculine, étonné, lui répondu au bout du fil :
« Tu vas bien ? Ça fait un moment... » « Eh, oui... Comment vont les enfants ? » « Depuis leur mariage, il y a 5 ans, bien... Tu avais eu les photos ? »
La communication s’affaiblit.
Au même moment la vérité la transperça comme un éclair, avant de s’enfoncer dans le centre de la Terre. Elle avait trouvé ! Vite ! C’était son unique chance ! Il fallait tout simplement suivre cet éclair, là où il voulait bien la mener.
« Dis-leur que je les aime... »
Une porte en pierre se ferma avec grand bruit derrière elle. Elle comprit qu’elle devait dire au revoir le Soleil. Elle ne réussissait pas à quitter des yeux cette lumière chaude qui se posait délicatement pour la dernière fois sur son visage.
Elle se laissa avalée pour toujours. Tant pis pour ses propres enfants, tant pis pour le reste, elle allait sauver la planète.