Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commence depuis que je me suis porté volontaire pour faire partie des membres de l’équipage du navire humanitaire Aquarius. En effet, j’ai toujours été fasciné par ces personnes qui sont prêtes à donner leurs vies pour en sauver d’autres. L’un de mes rêves les plus fous était de vivre, ne serait-ce qu’un petit moment, cette expérience inédite.
Voilà déjà 4 jours que nous naviguons sur la belle et froide Méditerranée ; et comme à mes habitudes, je venais chaque matin admirer le merveilleux spectacle du lever de soleil avant que tous se rassemblent pour partager le petit-déjeuner. Ce jour là, quelques heures après le repas sur la terrasse, nous étions regroupés en groupuscules, bavardant, riant et partageant de petites anecdotes. L’ambiance joyeuse fut interrompue par l’alerte du capitaine. Ce dernier venait de repérer à environ cinq cents mètres deux canots de fortune de migrants qui coulaient. Des équipes de sauvetage furent rapidement déployées pour secourir des personnes qui risquaient de devenir les énièmes victimes de la migration clandestine. Bien que pris de panique, j’étais néanmoins excité à l’idée d’accomplir mon rêve de secourir des personnes désespérées. Je voulus faire partie d’une équipe mais la chef des équipes me demanda de rester sur le navire pour accueillir les naufragés. Vu mon insistance, elle céda à ma demande mais me mit en garde de ne rien faire sans l’aval des autres, plus expérimentés.
Nous embarquâmes et arrivâmes sur les lieux du drame. Chacun s’affairait à son poste. Ceux restés sur les canots avaient pour tâche de récupérer les naufragés secourus par les plongeurs. J’étais resté spectateur des scènes de sauvetage. J’aperçus à quelques mètres de mon canot deux bras qui s’agitaient. Je compris que le risque d’une noyade était imminent. Instinctivement, je me jetai à l’eau pour voler au secours de cette personne. Je réalisai le plongeon de ma vie. Sous l’eau, je remarquai qu’il s’agissait d’une femme. Avec un peu de mal, je réussis à ramener nos têtes à la surface de l’eau. Je criai, tout essoufflé, aux compagnons pour qu’ils nous vinssent en aide.
Une fois à bord du canot, je fus choqué de voir qu’elle portait une grossesse très avancée. Inconsciente, le médecin présent avec nous lui administra les premiers soins mais notifia qu’il fallait d’urgence l’amener sur le navire pour une prise en charge plus aboutie. Avec quelques naufragés déjà sauvés, ils embarquèrent pour le navire, nous laissant dans l’opération de sauvetage.
Du retour sur le navire, les naufragés bénéficièrent de soins, puis de nourriture. Mes compagnons fêtaient la réussite de la mission mais moi, je n’avais pas la tête à la réjouissance. Je revoyais sans cesse dans mon esprit l’image de cette première personne que je venais de secourir. Je me demandais comment une femme pouvait prendre le risque de mettre sa vie en danger surtout avec une grossesse qui, à vue d’œil, est presque à terme. Alors que j’étais immergé dans mes réflexions, la chef d’équipes demanda qu’on me fît un standing ovation pour l’acte héroïque que j’ai posé. Elle se rapprocha de moi et s’excusa d’avoir douté de mes capacités.
La nuit étendit son voile, un silence froid s’imposa sur tout le navire. Tous dormaient mais moi je pensais toujours à cette dame. Je me posais un florilège de questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses. Mon seul vœu cette nuit était que le jour se levât assez vite pour que je m’enquisse de ses nouvelles. Ce jour là, je dérogeai au cérémonial qui consiste à observer le lever du soleil. Je me précipitai plutôt vers la cabine médicale où le docteur, fatigué, profitait encore de son sommeil. J’évitai de l’importuner et me dirigeai vers la cabine d’hospitalisation.
Je balayai des yeux la salle à la recherche de la femme secourue. Enfin, je la reconnue, étendue sur un lit. Elle sentit l’entrée de quelqu’un et demanda :
Je suis où là ?
Je me rapprochai d’elle et m’accroupis à la hauteur de son visage.
Vous êtes en de bonnes mains, madame. Le docteur prend soin de vous. Ne vous inquiétez pas, lui répondis-je
Elle ouvrit les yeux et tourna le regard vers moi.
S’il vous plaît, ne me violez plus. Tuez-moi !
Personne ne vous violera ici. Je suis un membre de l’équipage du navire Aquarius et nous repêchons les migrants clandestins en danger.
Et nous sommes où ici, en Italie, en France, en Allemagne ? interrogea-t-elle.
Je tirai un petit tabouret et m’assis près d’elle.
Nous sommes sur un navire comme je vous l’ai dit. Nous vous avons trouvée dans une situation délicate et le docteur a tout fait pour vous ramener parmi nous.
Je vois.
Elle toucha de sa main son ventre prégnant et soupira. Je voulus en savoir plus sur la cause de sa migration avec une grossesse.
Votre mari était avec vous ?
Mari ! Hum ! Pourquoi ? Pas besoin de mari pour être enceinte. Hum !
Avec le ton qu’elle employa pour me servir une réponse aussi laconique que celle-là, je me convainquis qu’elle ne voulait pas parler d’elle. Alors, je me levai.
Je comprends que vous n’ayez pas envie de parler de ça. Le docteur viendra à vous d’un instant à l’autre. Il fera en sorte que vous et votre futur bébé vous portiez très bien.
Merci. Restez ! Je voudrais vous demander un service, un très grand service.
Demandez tout ce que vous voulez. Enfin ! Tout, sauf la nationalité d’un pays européen. Aucun pays ne veut prendre la responsabilité d’accueillir les migrants et leur accorder la citoyenneté.
La femme sourit et je pouvais lire sur son visage de l’ironie.
Je n’ai cure faire d’un bout de papier qui atteste que je suis de tel ou tel pays. Je suis humaine. Tout ce que je voulais, c’était de vivre mon rêve de mannequin. Maintenant, tout ce que veux, c’est que ce petit être que je porte en mon sein ne connaisse pas le même sort que moi, qu’il ne soit pas obligé de quitter ceux avec qui il a grandi, qu’il ne subisse par les atrocités que j’ai subies. Alors, je n’ai rien à foutre avec votre histoire de papiers.
Excusez ! Je ne voulais pas vous vexer. Je pense qu’il vaudra mieux que je vous laisse.
Non ! Restez ! Je ne vous ai pas encore demandé le service. Pardonnez mes propos. J’ai un trop plein de haine en moi. Vous n’y êtes pour rien. Vraiment désolé !
Bien que ne comprenant pas grand-chose de son attitude, je murmurai pour la rassurer :
Je comprends.
Merci. Vous savez, cet enfant que je porte, je ne l’aime pas. Si je pouvais, j’aurais déjà mis un terme à la grossesse. Mais le mal est fait. Cela fait déjà huit mois que je traine avec ça. Je m’y suis déjà accoutumé. S’il vous plaît, quand je vous aurai demandé le service, dites-moi franchement si vous pouvez ou pas. Je ne veux pas que vous vous sentiez obligé.
Et quel est le service, s’il vous plaît ?
Quand j’aurai accouché, je vous donnerai le bébé et vous le garderez comme le vôtre.
Je m’attendais à toutes sortes de demandes sauf à celle-là. J’étais cueilli à froid. C’est le genre de demandes auxquelles on ne saurait donner une réponse réfléchie sans y réfléchir pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Garder son enfant, équivaut à en devenir le père, pour le moins, adoptif. Mais nous venions à peine de faire connaissance et déjà elle voudrait me confier une si grande responsabilité. La marche était trop haute pour moi. Comment la franchirais-je ? Comment informer Nina, mon épouse, qu’une migrante désespérée voudrait que je devienne le père adoptif de son enfant ? Autant j’admirais ceux qui sont prêts à tout sacrifier pour voler au secours des autres, autant je ne me vois pas en train de jouer les bons pères de cet enfant qui n’est même pas encore né. J’imprégnai ma réponse de formules diplomatiques pour ne pas la vexer.
J’adore les enfants mais il me serait difficile d’être à la hauteur de la mission que vous voulez me confier.
Je vous comprends mais aidez-moi s’il vous plaît !
Et le père ? Que dira-t-il ? Et pourquoi moi ? C’est vrai que c’est moi qui vous ai sauvé la vie mais...
Son père, dites-vous ? Demanda-t-elle d’un ton ironique avant de continuer : le petit diable qui germe en moi n’a pas de père. C’est le fruit d’un viol, un viol collectif. J’ignorais que c’est grâce à vous que j’ai survécu au naufrage. Alors, acceptez de garder mon futur bébé en guise de reconnaissance.
Je suis vraiment désolé pour ce qui vous est arrivé. J’imagine votre chagrin de porter cet enfant.
Après une profonde inspiration, la dame commença le récit de son aventure.
Il y a un an environ que j’ai quitté ma ville avec l’ambition d’aller faire en Europe une carrière de mannequin semblable à celle de Katoucha. Mais mon rêve s’éloigne de plus en plus de moi tel un mirage depuis ma première incarcération en Lybie. Chaque jour, je subis, pendant de nombreux jours, des viols collectifs. J’ai réussi à m’enfuir avec certains codétenus au cours d’une bagarre. Là, commença un autre chemin de croix. Je vécus dans la rue et je mendiai. J’ai été très vite ramenée dans un camp de migrants où il fallait être combattif pour survivre. Quelques litres d’eau pour des milliers de gorges. Un repas tous les deux jours. Pas d’hygiène ni de soins sanitaires pour les plus vulnérables. Après avoir passé des mois dans ces conditions inhumaines, je parviens à embarquer enfin sur un canot qui m’a conduite ici au lieu des côtes européennes.
Son histoire me donna des frissons. J’avais du mal à imaginer une femme qui paraissait aussi fragile vivre et triompher de cette mésaventure. Je soupirai avant de lui dire timidement :
Il faut vraiment être une personne téméraire pour vivre votre expérience et votre bébé mérite une vie meilleure.
À cet enfant, je ne peux rien offrir si ce n’est que de la haine. Chaque fois que je le verrai, j’aurai l’impression de revivre ces atrocités.
Tournant le regard vers moi, elle ajouta avec une certaine solennité :
Je voudrais que ce soit vous qui lui offriez cette meilleure vie.
Je reçus cette phrase en plein visage. Je compris que devant moi était couchée une femme qui, réellement, souhaitait le meilleur pour son futur bébé mais se sentait incapable de pouvoir le regarder droit dans les yeux. Elle préférait donc en faire don au premier rencontré que malheureusement ou heureusement j’étais. Je voulus lui répondre quand elle se mit à pousser des cris qui alertèrent le médecin. Ce dernier fit son entrée avec fracas. À la vue du médecin, elle me saisit fermement par le bras et me supplia :
Promets-le-moi ! Promets-moi que tu le garderas !
Je la regardais perplexe sans avoir quoi répondre. Le médecin ne comprenant pas ce qui se passait, s’énerva, m’accusa de déranger la récupération de sa patiente et me demanda de me retirer. Troublé, je fus obligé de dire à la dame ce qu’elle voulait entendre. Ce n’est qu’après cela qu’elle me lâcha le bras. Je sortis de la salle sans avoir mesuré l’importance de ce que je venais de dire. Tourmenté, je tournais en rond sur le pont supérieur en me demandant comment retirer la promesse faite et l’image qu’elle se fera de moi. J’attendais impatiemment que le médecin sortît pour vite réparer l’erreur que j’avais commise. Des heures s’écoulèrent et je ne vis aucune trace du docteur. Finalement, celui-ci apparut avec un bébé enveloppé dans les bras. Le tohu-bohu qui régnait sur la terrasse cessa à sa vue. Le médecin se dirigea vers moi. Je tremblais déjà de peur. Il me remit l’enfant en me disant :
Elle n’a pas survécu. Sa dernière volonté est que je te le remette et que tu n’oublies pas ta promesse.
Malgré que je tinsse un enfant, je me sentais si léger que même un souffle pouvait me faire tomber.
C’est un garçon. Comment comptes-tu appeler ? Questionna le docteur.
Euh, euh, je n’en sais rien...
Ali, lança un de mes compagnons.
Je baissai la tête et fixai le bébé un moment.
Ali de la Méditerranée ! Je voudrais qu’il s’appelle Ali de la Méditerranée en hommage à sa mère et tous ces milliers de personnes qui meurent en traversant cette mer.
Le docteur me reprit le bébé et mes compagnons me demandèrent de m’asseoir pour leur narrer ma petite histoire avec « la dame enceinte sauvée ». Tous se réunirent autour de moi tels des petits-enfants autour de leur grand-père conteur. La nuit fut longue. Depuis ce moment, je compris la grande responsabilité qui était la mienne. Je compte déjà les jours où Nina et moi pourrions vraiment garder Ali de la Méditerranée comme notre enfant parce que je suis sûr, elle l’adorera ; et toi aussi d’ailleurs. Tu feras une bonne grand-mère.
On se voit bientôt, maman.
Ton fils Omar.