Alex

Je relis ta lettre. Tes belles majuscules au début de chacune de tes phrases me font sourire. Elles me rappellent celles de nos poésies d’école que nous avions à coeur de colorier afin de les rendre plus belles encore.

« ... te rends-tu compte, me dis-tu, si ça se trouve, dans moins de dix-huit mois, je serai peut-être avocate... » Je te connais petite sœur, après tout ce que tu as eu à endurer, à affronter pour devenir celle à laquelle tu aspirais, rien ne peut, rien ne doit t’arrêter désormais. En tout cas, moi j’ai confiance en toi. Tu me dis également t’être fait des amis, et que ce n’est pas si simple pour n’en n’avoir jamais connu de véritables, auprès de qui tu pourrais te confier comme avec moi. C’est vrai, nous étions si proches, et maintenant si éloignées. Toi aussi, tu me manques Alex.

Je me rappelle, tout commença, ce jour-là, avec ce que maman et papa prirent pour une farce de notre part, mais qui pour toi, déjà, n’en était pas vraiment une. Tu devais avoir huit ans et moi dix. Tu avais revêtu ma robe mauve, celle avec un col en dentelle. Sur l’instant, cela ne me plut qu’à moitié. Puis je finis par en sourire, te voyant les yeux fermés, embrasser tout l’espace de ma chambre à coucher sur l’air d’une valse qui ne résonnait que pour toi seule. Conquise par ta fantaisie, je décidai pour ma part de revêtir l’un des bleus de travail de papa dont il me fallut retrousser le bas, et de ficher sur ma tête sa fameuse casquette à carreaux en laine. On a bien rigolé. Devant le miroir de la salle de bain, je m’étais dessiné au feutre noir des moustaches de mousquetaire, et à toi une bouche en cœur avec le rouge à lèvres de maman. Alors, lorsque nous sommes apparus ainsi travestis, en un couple éphémère, le temps d’une saynète devant les parents, ce ne fut que fou-rires et compliments, la fête quoi ! Par la suite, ce ne fut plus tout à fait la même rigolade : papa commença à te lorgner d’un regard sourcilleux, te reprochant tes manières de midinette et maman à s’inquiéter face à ton obstination à vouloir te laisser pousser les cheveux. Lors de nos sorties du dimanche à la plage, les parties de ballon se terminaient immanquablement en un tête-à-tête, papa et moi. Quant à toi, on te retrouvait invariablement à l’écart, assise dans la position de la Petite Sirène de Copenhague, en train de composer sur le sable mouillé un joli collier de coquillages, te renfermant de plus en plus dans l’une de ces coquilles. Le foot n’était assurément pas ton truc, au grand désespoir de notre père, ardent supporter du Stade Brestois où il finit par abandonner l’idée que tu l’accompagnes. Puis les choses empirèrent : à l’école notamment, la violence, les humiliations, les larmes et le sang. Vinrent ensuite le psy, l’internat, et puis la fac à Rennes où habite tante Armelle. C’est auprès d’elle, qui t’ayant écouté et regardé comme nul n’avait su le faire auparavant, que tu a pu rependre ton souffle, décrocher ton master de droit, et te faire un look davantage à ta convenance. Celui que tu affiches sur la photo que tu viens de m’envoyer pour Noël, au dos de laquelle est signé Alexia Lecourvennec, n’est pas mal non plus. Tu es belle.

Dire que te voilà aujourd’hui installée à Québec, avec vue sur le Saint-Laurent, où, me dis-tu, il fait moins quinze en ce moment. Que de chemin parcouru pour être parvenu à te débarrasser de la peau d’Alexandre pour endosser celle d’Alexia. Alors encore bravo ! et courage, notamment pour tous les autres combats que tu auras à mener dans ton futur métier. Ne lâche rien petite sœur. Je t’aime.