Akouavi, l'amazone

- « Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Les miens ne se sont jamais rabaissés ainsi. Pourquoi moi ? »
- Oh que si, tu le feras. Sinon, on sera sans pitié, comme avec tes sœurs.

J'entendis des voix. J'ouvris machinalement les yeux. Je sentis que j'étais dans un lieu étranger. Je n'étais plus chez moi. Stick! Stick ! La cravache résonna.

D'où j'étais, j'apercevais quatre personnes debout, en tenue de soldat, l'une tenant la cravache –le chef probablement-, armée française à en juger l'écusson sur leurs uniformes ; tous attroupés autour de quelque chose. Vu leur état, ils venaient de mener une rude bataille qu'ils avaient gagnée...ou perdue. Mais parmi eux il y en avait un, au visage si enflé, on aurait dit qu'il s'était fait piquer par tout un essaim d'abeilles. Qu'est-ce qui a bien pu lui faire ça ? ou plutôt qui ? Je dus me retenir pour ne pas éclater de rire, tellement j'avais peur d'être vu. Toutefois, en me rapprochant, je discernai un corps à genou, mains dans le dos, bras sanguinolents. C'était une femme.

« Finissons-en! Laissez-moi rejoindre mes sœurs » ragea-t-elle. La prisonnière se leva d'un bond, bouscula son bourreau pour fuir par la forêt mais fut fauchée par les autres qui la retinrent grâce aux chaînes placées à ses pieds. À trois, ils n'étaient pas de trop pour l'immobiliser, tellement elle se débattait. Une femme pouvait-elle être aussi puissante?

« Arrêtez de la brutaliser. Arrêtez !» hurlais-je en courant vers eux. Je voulus les pousser mais rien n'y fit : ma main les traversa tel un fantôme passant un mur. Je n'arrivais pas à les toucher- quel sauveur je faisais ! Pourquoi je ne pouvais les toucher ? Etais-je un esprit ? ou mort ? Mourir si jeune, être si tôt fauché dans la fleur de l'âge. Comment était-ce possible ? Je n'ai rien pu faire de ma vie. En plus, je n'ai pas encore embrassé Djèhami que je convoitais tant. Oh misère !

Durant mes lamentations, la guerrière était conduite dans une cellule où je les suivis. Je la rejoignis un peu plus tard. Je remarquai par ailleurs que nous étions dans une base de l'armée française. Le sol était sablonneux et le vent, fort surtout pour un soir. A priori, on était près de la côte.

Je la découvris en position bouddhique, les yeux fermés. Affublée d'une longue tunique bleue et d'un pantalon bouffant, c'était une sorte de ceinture en cuir qui ceignait sa hanche et gardait le costume. Elle était maculée de terre et de sang ; rude fut cette bataille! À sa ceinture était rattaché un fourreau duquel le poignard fut retiré. Elle a aussi été spoliée de sa cartouchière. Ses brassards ne passèrent pas inaperçus, ce n'étaient pas ceux d'un capitaine de foot, non ! L'un était entièrement fait de cauris, l'autre de talismans. Aux poignets, elle portait de longs bracelets. Et quant à ses chaussures, eh ben, elle n'en portait pas. Ne me demandez pas pourquoi. Je l'ignore.

La méditante était robuste, avec des muscles longs sous sa peau d'ébène. Son crâne nu comme un ver luisait à l'incandescence des mèches enflammées des lampes-tempête. N'eût été ses attributs féminins qui n'étaient pas des moindres, je la confondrais toujours à un homme.

Je ne le remarquai pas directement; elle avait dans la main gauche une feuille de plante qu'elle triturait. Après avoir psalmodié des paroles inaudibles, elle se frotta le visage avec la main remplie de sève. Puis elle rouvrit ses yeux. Elle en avait de jolis, noirs et perçants au blanc immaculé. J'ai du mal à me rappeler, mais je crois l'avoir déjà vue quelque part.

- Qui es-tu gringalet ? m'interrogea-t-elle d'une voix ferme qui se voulait autoritaire, tout en soutenant mon regard. Je dus baisser mes yeux, tant l'aura qu'elle dégageait m'éblouissait.
- Vous pouvez me voir ?
Minute! Elle vient de me traiter de gringalet? Non mais elle exagère. Il est vrai que ces temps-ci, je ne me sustentais que de gari et d'akassa, sans oublier que j'étais abonné au train onze -ah ! la vie d'étudiant ! Mais bon, de là à me traiter de gringalet ? Non je ne suis pas un gringalet.
- Je le peux maintenant, spectre. Sa Majesté nous a entrainées pour faire face à pratiquement toutes les situations, physiques comme métaphysiques.
Elle fit une pause avant d'enchainer : « Je ne te suis pas hostile. J'ignore pourquoi mais je sens que nous sommes intrinsèquement liés. Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? »
- Je m'appelle Sènan. Je ne sais pas. Je me suis réveillé brusquement ici. Et vous, vous êtes...
- Je suis Akouavi finit-elle. Une Minon intégrée au corps des amazones chasseresses au service de Dah Béhanzin, roi du Dahomey. A la fin de la guerre, j'ai poursuivi un assaillant. Mais j'ai été prise en embuscade. Ils m'ont blessée aux côtes avec leur baïonnette, capturée et amenée ici.
- Mais vous êtes une femme, pourquoi avoir choisi cette vie ?
- Je ne le regrette pas et j'en suis fière. La vie miséreuse à laquelle j'étais destinée fut écartée le jour où le roi Glèlè, rejeton du roi Guézo me choisit parmi d'autres esclaves pour intégrer son armée de guerrières. C'est ce dernier qui restructura le régiment des amazones car il n'était pas impensable qu'en temps de crise, les troupes masculines de l'armée régulière viennent à manquer. Quoi de plus normal que des femmes formées au combat pour venir en renfort ?
- Ah ! Et les hommes dans tout ça ? demandai-je en venant m'asseoir à coté d'elle, tant j'étais captivé.
- Au combat, à la chasse, pour l'élevage, pour la poterie et même à la forge, nous n'étions pas l'égal des hommes, on les battait.
- Oh ! Et d'où vous vient toute cette hargne ? tout ce féminisme avant-gardiste ?
- Nos aînées nous ont appris que la matriarche Tassi Hangbé, précurseuse de notre corps d'élites, disait qu'empêcher les femmes de participer à la vie publique, c'est décider de sauter sur une jambe quand bien même l'on pourrait courir sur les deux. Elle se battait pour son honneur, ses idéaux, pour se faire entendre, pour s'imposer. La reine nous a transmis sa fougue, son orgueil et sa rage. Elle a fait muter sa recherche d'une relation harmonieuse et équilibrée entre l'homme et la femme, en une lutte universelle et intemporelle. Toutes les femmes, de tous les temps devraient prendre exemple sur Nan Hangbé, car la progéniture se nourrit de l'œuvre des parents.
- Invraisemblable !

Elle me jeta un regard inquisiteur, comme pour me sonder. Et continua calmement :
- Je comprends à présent les paroles de Dada Béhanzin. Il nous disait qu'il arrivait que, proche de la dernière heure, les guerriers, les mieux entraînés, aient des visions, que les barrières entre rêve et réalité, passé et futur se levassent et que des choses insoupçonnées leur fussent révélées. Tu es ma révélation.
- Moi ? Comment ? Ta dernière heure ? De quoi parles-tu Akouavi?
- Que de questions pour si peu de temps. Mais ne pleure pas voyons, dit-elle souriante et d'une voix radoucie. C'était la première fois que je voyais son sourire. Qu'elle était belle !
- Sènan, il faut faire vite. Tu n'es pas de ce monde, tu n'es pas de ce temps. Il te faut repartir d'où tu as quitté. Si tôt dit, elle me fit respirer sa main qui contenait la feuille triturée. Tel l'effet d'un somnifère, je me sentis partir peu à peu. Tout devint noir.
- Non...Akouavi...
- Au revoir mon fils.

Je me réveillai en sursaut dans le canapé, suant, devant la télévision. Il passait un documentaire sur cette statue devenue virale au Bénin. Mais...c'est elle. C'est Akouavi. Je me rappelle maintenant. C'est le Monument de l'Amazone, érigé à Cotonou, au Mémorial de la Réconciliation.

Plus tard dans la journée, je fis un tour dans le douzième. Oui, c'était elle. C'était elle que j'avais vue. Je restai un moment à la contempler, repensant à toutes ses paroles.
Et je repris mon chemin, un rictus en coin.

Adieu Akouavi, merci mon amazone.