— Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
La jeune fille s'était exprimée d'une voix éclatante. Son intonation avait été assez retentissante pour qu'elle fût entendue par la douzaine d'esclaves qui s'affairaient à récolter du coton dans un champ, à environ quinze mètres d'elle et de l'homme à qui elle venait de s'adresser, le docteur William Harrison. Ce dernier avait été mis en garde par le précédent propriétaire de la fille. Celle-ci était une esclave insolente et incirconspecte dont la royale fierté n'avait cessé d'impressionner les trois hommes qui l'avaient possédée jusque-là.
Depuis qu'elle avait été déportée du Cameroun jusqu'en Virginie, à l'est des Etats-Unis, elle n'avait cessé de se vanter d'être la petite-fille d'un griot, l'homme le plus important de la tribu après le chef. C'était alors avec beaucoup de fierté qu'elle refusait de porter le prénom d'Alice, qui lui avait été attribué par son premier maître, pour conserver son nom d'origine, Akem.
En temps normal, la fougue tempétueuse d'Akem lui aurait valu d'être fouettée jusqu'à ce que son esprit rebelle fût enfin dompté. Cependant, Dieu avait façonné la plastique de la jeune fille d'une main de maître et le résultat final était un pur chef-d'œuvre de la création. Ainsi, bien qu'Akem ne fût pas la seule esclave à être dotée d'un physique exceptionnel, de sa beauté semblait irradier un envoûtant filet qui saisissait les âmes de ses maîtres, les entortillant dans la toile de leur désir et les empêchant ainsi de déverser sur elle la plénitude de leur colère. Toutefois, même le caractère ensorcelant de son charme ne l'avait pas empêchée de se prendre de sévères bastonnades toutes les fois où ses différents maîtres avaient estimé que son impertinence était allée trop loin. Au moins, l'avantage ⸺ si on pouvait le considérer comme tel ⸻ de ce type de corrections était qu'il ne laissait pas de cicatrices sur le long de terme, contrairement aux coups de fouet auxquels avaient droit tous les autres esclaves indisciplinés. Ainsi, quand il n'était pas brisé et contusionné à cause des coups qu'il avait reçus, le corps gracieux d'Akem ne servait qu'à satisfaire la concupiscence charnelle de ses maîtres. En échange, ceux-ci faisaient preuve envers elle de plus de tolérance qu'envers ses pairs. Néanmoins, même dans ces conditions, elle n'avait jamais répondu avec autant d'insolence à l'un d'entre eux en public.
Le docteur Harrison considéra Akem pendant un moment : les yeux de la jeune fille lui lançaient des traits enflammés de défi et de témérité. Harrison se dit qu'elle avait sans doute perdu la tête, mais il réalisa bien vite que ce n'était pas le cas. Au contraire, sa personne toute entière transpirait l'assurance et la maîtrise de soi. Pendant un instant, sa posture à la fois révoltée et impériale fit oublier au docteur qu'elle n'était qu'une esclave, au final.
— Qu'est-ce que tu viens de dire, négresse ? hurla finalement le régisseur du domaine Harrison, qui se tenait à côté du docteur.
La voix de stentor du « Bulldog Irlandais » ⸻ c'est ainsi qu'était surnommé le régisseur ⸻ fit sursauter les douze autres esclaves, qui s'étaient arrêtés de travailler pour observer la scène en guettant la réaction de leur maître à la réponse d'Akem. Jusque-là, ils étaient restés figés et tétanisés par la peur, comme si la moindre expiration de leur part aurait donné à leur maître le dernier frisson nécessaire pour que sa fureur se déchaîne et déferle torrentiellement sur Akem. Cette dernière n'avait pas réagi à l'intervention du régisseur. Pour elle, il n'existait tout simplement pas et ses yeux restaient fixés sur ceux du docteur.
— Réponds-moi ! vociféra le Bulldog en faisant claquer les lanières du fouet qu'il serrait dans sa main droite.
Mais la jeune fille ne broncha pas. Elle continuait à fixer le docteur avec la focalisation hypnotique d'un cobra entièrement concentré sur un charmeur jouant de la flûte. Harrison était chamboulé en son for intérieur. Comment ce petit bout de femme d'un mètre soixante et à peine sorti de l'adolescence osait-il le défier en public, et devant d'autres esclaves de surcroît ? Il n'en revenait pas ; il devait réagir.
— Tu n'es qu'un animal, commença-t-il d'une voix tremblante de nervosité, et je jure devant Dieu que je te battrai et te briserai jusqu'à ce que tu fasses preuve du respect dû à ton...
— Maître ? l'interrompit Akem avec un sourire en coin. Ce n'est pas l'image d'un maître que vous m'avez renvoyée la nuit dernière lorsque vous gémissiez en faisant jaillir en moi votre semence.
Le Pape lui-même aurait juré devant Dieu qu'une seconde ne s'était pas écoulée entre le moment où Harrison arracha le fouet des mains du Bulldog et celui où les lanières de l'instrument s'enfoncèrent dans la joue droite d'Akem. La violence du coup projeta la jeune fille et la fit s'écraser contre le sol. Ni le Bulldog ni les esclaves n'eurent le temps de comprendre ce qui se passait. Harrison battait Akem encore et encore, son instrument de la mort sarclant chaque fois un peu plus le corps meurtri de la jeune fille en lui arrachant toujours plus de lambeaux de chair. Les hurlements de douleur poussés par Akem auraient déchiré le cœur du Diable lui-même, si cela avait été possible. Mais Harrison continuait de frapper avec la rage d'un homme possédé par une légion de démons.
— Patron, appela doucement le Bulldog qui avait repris ses esprits. Je crois qu'elle en a eu pour son compte, c'est bon.
Mais Harrison semblait emporté par le même mouvement de sortie de corps que celui qui avait animé Akem tout à l'heure. Il continuait à marteler la jeune fille de toutes ses forces, lui arrachant des cris qui se faisaient de plus en plus faibles.
— Patron... Je vous en supplie, implora le Bulldog dont les yeux étaient embués.
Chaque parcelle de son esprit se remplissait du tourment que lui causaient, à sa grande surprise, les plaintes désespérées d'Akem. Le Bulldog comprit que le docteur ne l'entendait plus. Il se détourna et s'enfuit en direction de la grange pour ne plus voir ni entendre claquer les lanières du fouet, rougies par le sang d'Akem.
Au fur et à mesure que la morsure des coups lui ôtait la vie, la jeune fille sentait les bras libérateurs de la mort l'envelopper avec chaleur. Elle était en train d'obtenir exactement ce qu'elle désirait. La torture qu'on lui infligeait, se disait-elle, était insignifiante, comparée aux délices auxquels elle goûterait dans l'autre monde. Encore un coup et l'Ange de la mort l'emporterait avec lui dans l'au-delà ; il suffisait d'un dernier coup. Mais le fouet cessa de claquer, et Akem crut entendre des coups sourds et des grognements. Elle rouvrit ses paupières avec peine et réalisa ce qui était en train de se passer. Un esclave se tenait derrière Harrison, lui serrant le cou tandis que deux autres le rouaient de coups. Trois autres esclaves foncèrent dans la grange, l'un d'entre eux étant armé du fouet d'Harrison. Akem sourit une dernière fois avant de s'éteindre en caressant l'espoir que ses amis pourraient eux aussi trouver, à leur manière, la voie de la liberté.
La jeune fille s'était exprimée d'une voix éclatante. Son intonation avait été assez retentissante pour qu'elle fût entendue par la douzaine d'esclaves qui s'affairaient à récolter du coton dans un champ, à environ quinze mètres d'elle et de l'homme à qui elle venait de s'adresser, le docteur William Harrison. Ce dernier avait été mis en garde par le précédent propriétaire de la fille. Celle-ci était une esclave insolente et incirconspecte dont la royale fierté n'avait cessé d'impressionner les trois hommes qui l'avaient possédée jusque-là.
Depuis qu'elle avait été déportée du Cameroun jusqu'en Virginie, à l'est des Etats-Unis, elle n'avait cessé de se vanter d'être la petite-fille d'un griot, l'homme le plus important de la tribu après le chef. C'était alors avec beaucoup de fierté qu'elle refusait de porter le prénom d'Alice, qui lui avait été attribué par son premier maître, pour conserver son nom d'origine, Akem.
En temps normal, la fougue tempétueuse d'Akem lui aurait valu d'être fouettée jusqu'à ce que son esprit rebelle fût enfin dompté. Cependant, Dieu avait façonné la plastique de la jeune fille d'une main de maître et le résultat final était un pur chef-d'œuvre de la création. Ainsi, bien qu'Akem ne fût pas la seule esclave à être dotée d'un physique exceptionnel, de sa beauté semblait irradier un envoûtant filet qui saisissait les âmes de ses maîtres, les entortillant dans la toile de leur désir et les empêchant ainsi de déverser sur elle la plénitude de leur colère. Toutefois, même le caractère ensorcelant de son charme ne l'avait pas empêchée de se prendre de sévères bastonnades toutes les fois où ses différents maîtres avaient estimé que son impertinence était allée trop loin. Au moins, l'avantage ⸺ si on pouvait le considérer comme tel ⸻ de ce type de corrections était qu'il ne laissait pas de cicatrices sur le long de terme, contrairement aux coups de fouet auxquels avaient droit tous les autres esclaves indisciplinés. Ainsi, quand il n'était pas brisé et contusionné à cause des coups qu'il avait reçus, le corps gracieux d'Akem ne servait qu'à satisfaire la concupiscence charnelle de ses maîtres. En échange, ceux-ci faisaient preuve envers elle de plus de tolérance qu'envers ses pairs. Néanmoins, même dans ces conditions, elle n'avait jamais répondu avec autant d'insolence à l'un d'entre eux en public.
Le docteur Harrison considéra Akem pendant un moment : les yeux de la jeune fille lui lançaient des traits enflammés de défi et de témérité. Harrison se dit qu'elle avait sans doute perdu la tête, mais il réalisa bien vite que ce n'était pas le cas. Au contraire, sa personne toute entière transpirait l'assurance et la maîtrise de soi. Pendant un instant, sa posture à la fois révoltée et impériale fit oublier au docteur qu'elle n'était qu'une esclave, au final.
— Qu'est-ce que tu viens de dire, négresse ? hurla finalement le régisseur du domaine Harrison, qui se tenait à côté du docteur.
La voix de stentor du « Bulldog Irlandais » ⸻ c'est ainsi qu'était surnommé le régisseur ⸻ fit sursauter les douze autres esclaves, qui s'étaient arrêtés de travailler pour observer la scène en guettant la réaction de leur maître à la réponse d'Akem. Jusque-là, ils étaient restés figés et tétanisés par la peur, comme si la moindre expiration de leur part aurait donné à leur maître le dernier frisson nécessaire pour que sa fureur se déchaîne et déferle torrentiellement sur Akem. Cette dernière n'avait pas réagi à l'intervention du régisseur. Pour elle, il n'existait tout simplement pas et ses yeux restaient fixés sur ceux du docteur.
— Réponds-moi ! vociféra le Bulldog en faisant claquer les lanières du fouet qu'il serrait dans sa main droite.
Mais la jeune fille ne broncha pas. Elle continuait à fixer le docteur avec la focalisation hypnotique d'un cobra entièrement concentré sur un charmeur jouant de la flûte. Harrison était chamboulé en son for intérieur. Comment ce petit bout de femme d'un mètre soixante et à peine sorti de l'adolescence osait-il le défier en public, et devant d'autres esclaves de surcroît ? Il n'en revenait pas ; il devait réagir.
— Tu n'es qu'un animal, commença-t-il d'une voix tremblante de nervosité, et je jure devant Dieu que je te battrai et te briserai jusqu'à ce que tu fasses preuve du respect dû à ton...
— Maître ? l'interrompit Akem avec un sourire en coin. Ce n'est pas l'image d'un maître que vous m'avez renvoyée la nuit dernière lorsque vous gémissiez en faisant jaillir en moi votre semence.
Le Pape lui-même aurait juré devant Dieu qu'une seconde ne s'était pas écoulée entre le moment où Harrison arracha le fouet des mains du Bulldog et celui où les lanières de l'instrument s'enfoncèrent dans la joue droite d'Akem. La violence du coup projeta la jeune fille et la fit s'écraser contre le sol. Ni le Bulldog ni les esclaves n'eurent le temps de comprendre ce qui se passait. Harrison battait Akem encore et encore, son instrument de la mort sarclant chaque fois un peu plus le corps meurtri de la jeune fille en lui arrachant toujours plus de lambeaux de chair. Les hurlements de douleur poussés par Akem auraient déchiré le cœur du Diable lui-même, si cela avait été possible. Mais Harrison continuait de frapper avec la rage d'un homme possédé par une légion de démons.
— Patron, appela doucement le Bulldog qui avait repris ses esprits. Je crois qu'elle en a eu pour son compte, c'est bon.
Mais Harrison semblait emporté par le même mouvement de sortie de corps que celui qui avait animé Akem tout à l'heure. Il continuait à marteler la jeune fille de toutes ses forces, lui arrachant des cris qui se faisaient de plus en plus faibles.
— Patron... Je vous en supplie, implora le Bulldog dont les yeux étaient embués.
Chaque parcelle de son esprit se remplissait du tourment que lui causaient, à sa grande surprise, les plaintes désespérées d'Akem. Le Bulldog comprit que le docteur ne l'entendait plus. Il se détourna et s'enfuit en direction de la grange pour ne plus voir ni entendre claquer les lanières du fouet, rougies par le sang d'Akem.
Au fur et à mesure que la morsure des coups lui ôtait la vie, la jeune fille sentait les bras libérateurs de la mort l'envelopper avec chaleur. Elle était en train d'obtenir exactement ce qu'elle désirait. La torture qu'on lui infligeait, se disait-elle, était insignifiante, comparée aux délices auxquels elle goûterait dans l'autre monde. Encore un coup et l'Ange de la mort l'emporterait avec lui dans l'au-delà ; il suffisait d'un dernier coup. Mais le fouet cessa de claquer, et Akem crut entendre des coups sourds et des grognements. Elle rouvrit ses paupières avec peine et réalisa ce qui était en train de se passer. Un esclave se tenait derrière Harrison, lui serrant le cou tandis que deux autres le rouaient de coups. Trois autres esclaves foncèrent dans la grange, l'un d'entre eux étant armé du fouet d'Harrison. Akem sourit une dernière fois avant de s'éteindre en caressant l'espoir que ses amis pourraient eux aussi trouver, à leur manière, la voie de la liberté.