Acrylique

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Recroquevillée sur moi-même, j'attendais le verdict de mon oculiste. Je croyais m'être préparée à tous les scénarios possibles pour ne pas tomber de haut, mais mon corps me trahissait. Mes jambes flageolaient dans tous les sens, mon cœur battait à un rythme effréné et mes doigts arrachaient virulemment chaque tige de mon crâne dégarni. Après de longues minutes d'angoisse, un bip se fit entendre. Je vis apparaître sur l'écran de mon smartphone la notification qui allait annoncer mon sort. Je m'empresse alors de déverrouiller l'appareil et de lire le message. Malheureusement, ce que je craignais depuis mon accident arriva : j'allais progressivement perdre la vue. À cet instant, je vis tout un pan de ma vie passer sous mes yeux comme si j'allais expérimenter une mort imminente. Tout s'écroulait sans que je puisse y faire quelque chose. Cette nouvelle signait ce jour-là la fin de mon art. Oui, parce que j'étais... enfin... je suis une artiste-peintre. Autrefois, je me levais aux aurores pour admirer les premiers rayons du soleil. Ce ballet insonore était ma principale source d'inspiration. Les nuances de couleurs que produisaient les faisceaux lumineux au contact de chaque élément du paysage me fascinaient. Ma mère aussi était émerveillée. Pas par ce qui était en train de se mouvoir à l'horizon, mais par les toiles que je lui montrais. Et j'étais bien d'accord avec elle. Je n'étais pas peu fière de ce que mes petites mains, en symbiose avec mes yeux, pouvaient réaliser. Alors, quand j'ai appris que bientôt, un rideau noir, lourd et épais allait envelopper ma rétine à jamais, j'ai perdu le contrôle. Mon premier réflexe était de consulter l'annuaire téléphonique et de contacter un par un tous les spécialistes de la ville. Mais à chaque fois, le discours était le même : "Le processus est irréversible. Je suis navré(e) de ne pas pouvoir vous aider davantage ". Au fond de moi, je le savais très bien. Mais je refusais de croire que la vie avait décidé d'être si injuste avec moi. Au fil des jours, je ne m'alimentais plus correctement car la dépression avait fini par avoir raison de moi. Ma silhouette filiforme et frêle ne faisait plus qu'errer dans les couloirs de mon petit studio. J'annulais même les petites escapades avec ma mère parce qu'accaparée par ma quête, je vivais recluse. Souvent, je me réveillais en sursaut, les pupilles dilatées. Aussitôt, je me mettais à chercher la lumière du phare qui éclairait au loin pour me rassurer. Je pouvais me rendormir tranquillement une fois la source lumineuse perçue. Mais la nuit du 6 avril 2018, je remarquai que l'intensité des lueurs émises s'était affaiblie. Et cela semblait empirer les jours suivants. J'ai découvert plus tard que l'éclaireur n'avait pas cessé de luire. C'est ma vue qui avait rendu l'âme.

Ce fut un choc. L'obscurité qui recouvrait ma vue était similaire à la noirceur du produit qui avait causé ma perte. Un après-midi, alors que je transvasais du détergent dans mon pot de peinture, mon chat me bouscule en tentant d'attraper un insecte virevoltant au-dessus de ma tête. Je me retrouvai alors avec des éclaboussures sur mon t-shirt blanc et dans mes yeux. La douleur causée par la brûlure était instantanée et intense. Mais ce jour-là, j'ignorais l'ampleur du dégât. Je pensais qu'il suffisait que j'aille me rincer les yeux et qu'après quelques heures ça irait. Mais les heures passaient et je remarquais que ma vision devenait de plus en plus trouble. C'est ainsi que ma descente aux enfers avait débuté. Je continuais à me lever aux aurores mais ce rituel avait perdu toute sa magie. Les couleurs n'étaient plus aussi vives et les détails m'étaient difficilement perceptibles. J'avais devant moi une aquarelle très diluée, propice à la mélancolie. Une épaisse brume grisâtre recouvrait toute l'étendue du ciel, comme si la nature compatissait à ma peine. J'étais le Moine au bord de la mer de Friedrich. Ma mère me rendait visite tous les week-ends, constatant avec désarroi que j'allais de plus en plus mal. Lui vint alors l'idée de m'offrir un billet pour New-York, une ville que je rêve de visiter depuis mon enfance. Cette escapade serait l'occasion pour moi de changer de décors et de me débarrasser de tout cet appesantissement. Je n'avais pas accepté tout de suite car j'avais peur de me retrouver désemparée au milieu de nulle part, à cause de mon handicap. Mais après une bonne semaine de projection, j'avais fini par me faire à l'idée. D'ailleurs, je ne risquais pas de me perdre comme j'ai eu le temps d'apprendre énormément de choses sur La Grosse Pomme. Il me tardait d'être au milieu du brouhaha nocturne de Times Square, de traverser le pont de Brooklyn, de me sentir toute petite aux pieds de la fameuse statue de la liberté. Il était minuit quand l'aérodyne se posa sur le sol américain. J'avais exactement cinq jours pour faire le tour de la ville. Je logeais au Moxy, un hôtel-boutique situé entre la 7ᵉ avenue et Broadway. D'après les propos de ma mère, la chambre qu'elle avait réservée pour moi donnait sur l'entièreté de New-York. J'étais enchantée par ce détail avant de me rappeler que je ne pouvais plus voir. Je me suis donc contentée de tâter la grande baie vitrée pour pouvoir me l'imaginer. Et effectivement, elle était immense. J'aurais aimé pouvoir apercevoir ne serait ce qu'une étoile dans le ciel.

Tous les matins, un guide m'attendait devant l'immeuble. Les visites s'enchaînaient mais je ne m'émerveillais pas. Sans doute parce que je ne pouvais qu'effleurer les monuments. En réalité, j'étais encore au stade où je n'acceptais pas ma nouvelle condition physique. Mais la veille de mon départ, quelque chose d'inattendu se produit. Alors que nous nous baladions dans les rues de Troutman St, un furtif son attira mon attention. Je fis signe au guide de s'arrêter. Je me mis ensuite à tendre l'oreille et à chercher d'où venaient ces vibrations qui me semblaient familières.
 
— Vous entendez ?
— Quoi donc ? rétorque-t-il.
— Pouvez-vous me dire où sommes-nous actuellement ?
— Eh bien, nous sommes dans le quartier de Bushwick. Une dizaine d'artistes peintre sont en train d'orner les murs.
— Ah, c'est bien ce que je pensais ! m'exclamai-je. Vous entendez ce bruit alors ?
— Les klaxons, vous voulez dire ?
— Non ! lui répondis-je. Un des artistes est en train de touiller de la peinture dans son pot en métal.
J'ignorais quelle était sa réaction mais je poursuivis.
— Et ça ? Ne me dites pas que vous ne l'entendez pas !
Aucune réponse de sa part.
— La résonance que produit le pinceau au contact du béton, le cliquetis qui émane des bombes secouées, le marouflage...
— Votre ouïe paraît parfaitement aiguisée Mlle ! me lance-t-il, l'air éberlué.
— Je suis autant surprise que vous ! J'ai l'impression d'entendre trois fois plus qu'avant ! Est-ce possible ?
Alors qu'il n'eut même pas le temps de réagir, je me mis à tâter le chemin avec ma canne dans le dessein de toucher les toiles.
— Mlle ! Faites attention. Vous risquez de tomber sur une extrémité pointue !"
Mais telle une mioche entêtée, je poursuivis ma quête, ignorant totalement ce que le pauvre homme était en train de baragouiner. Tout à coup, ma baguette heurta ce qui me semblait un des artistes.

— Bonjour, je peux toucher ? lui demandai-je avec entrain.
— Euh oui, me répond-il.
Je m'avance alors et me mis aussitôt à explorer les détails de l'ouvrage. Et là encore, je fus ébahie : je pouvais parfaitement sentir chaque relief et imaginer le rendu de la production.
— C'est une œuvre très émaillée ou je me trompe ?
— En effet ! J'ai reproduit le jardin d'Éden à ma sauce, me livre-t-il.
— Ah oui ! Je parviens en effet à sentir les courbes qui paraissent former un amas de plantes.

À cet instant, je compris. Tout n'était pas perdu car mes autres sens étaient intacts et visiblement très opérationnels. Trop occupée à me murer dans mon chagrin, j'avais longtemps ignoré cette faculté. Je m'apprêtais à emprunter un nouveau sentier.
 
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