Absence momentanée

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je voyais déjà maman me quitter pour toujours. En l'espace de cette seule minute, le temps m'a écrasé, jusqu'au vide. J'ai confronté pour la première fois ma naïveté à la pire des réalités. Cette impensable perte, brutale, de celle qui m'avait, et toujours, chérie dans ses bras depuis mon premier cri. Perdre une maman, c'était donc ça ?
Je n'arrivais même plus à la regarder. Son corps dans les vapes, sans une respiration... Je crois qu'en la voyant ainsi, j'étais devenu plus bleu qu'elle. Mais il n'y a pas de quoi plaisanter : maman semblait morte, je vous le jure ! Pendant une minute, je l'ai vu disparaître. Et ce n'était pas un quart de minute, ni même un tiers. Quand je vous dis une minute, je parle d'une minute pleine de vanité. Une minute qui dit « contemple-moi, ressens ma profondeur », une minute qui n'a de secondes que pour elle, qui n'a que faire du temps qui passe, une vraie pédante. Pas une milliseconde offerte à ma mère pour respirer, c'était une minute pleine, détestable ! Je vous le dis, ne faites pas confiance aux ouvrières du temps, un jour, elles vous attendent sagement, souvent, elles miment de vous donner une seconde chance, et puis toujours, dans les pires moments, elles vous poignardent sans scrupules, vous laissent dans la brèche, l'Illusion, à laquelle personne ne peut échapper. Vous vous dites « est-ce que tout cela est bien réel ? »...
Car soudain, la voilà qui respire à nouveau. Mon cœur se desserre, je reprends mes couleurs, je rigole presque.
Elle a le sourire, le même sourire qu'avant l'incident, plein d'amour, de douceur et de tendresse, elle s'empresse de m'enlacer, et je lui prends la main, comme pour la rassurer, car, je suis sûr qu'elle a eût peur, au moins autant que moi.

Ça m'a fait un choc la première fois. Mais de plus en plus, elle a recommencé, avec des crises plus régulières, plus calculées... Je vous assure, je ne suis pas fou, elle se jouait de moi ! Si j'ai compris qu'il y avait quelque chose d'anormal, c'est parce que même ses amis en rigolaient. Lorsqu'ils venaient prendre un apéritif à la maison, elle recommençait sa démonstration, selon un procédé identique :
Elle s'approche de moi, joue avec mes cheveux et me pince les joues, j'ai l'air bête en le racontant, elle me chatouille et j'essaye de lui dire d'arrêter, mais, toujours à ce moment-là, elle recule et, tout en me regardant, prononce quelques syllabes incompréhensibles avant de retenir sa respiration jusqu'à l'asphyxie.
Vous imaginez le choc ? L'incompréhension à son état pur. Lorsqu'elle fait ça, je ne la reconnais plus, elle n'est plus là.
Moi, je voulais lui dire d'arrêter ce jeu, mais je n'y arrivais pas, de ma gorge aucun mot ne sortait, j'étais le spectateur muet des Enfers. Et les invités riaient à chaque fois et moi, je restais figé. Je reconnais avoir souri avec eux parfois, mais c'était pour me calmer, pas pour l'encourager.

Pourtant, trois jours après, j'avais décidé que c'en était assez. Je n'avais plus à supporter ça. Alors, je m'étais entraîné à répéter dans ma tête les sons qu'elle prononçait avant de disparaître. Je m'étais entrainé durement, car il ne fallait pas que je rate mon coup, j'allais lui montrer que je voyais clair dans son jeu.
J'ai attendu que des invités reviennent, pour avoir des témoins, pendant ce grand moment. Celui qui allait enfin tout changer, celui qui allait peut-être me libérer de ce cauchemar.
J'étais assis à côté d'elle et elle parlait de moi, mais je ne répondais de rien, j'étais concentré, je savais qu'elle allait le faire, qu'elle allait recommencer. Et je l'ai vue poser son verre sur la table, enfin. Elle s'est approchée de moi, comme toujours, m'a tripoté les cheveux, m'a pincé la peau des joues et lorsqu'elle s'est redressée, j'ai agi le plus vite possible, pour la devancer... mon cœur battait à un rythme effréné, ma gorge était nouée, mon estomac retourné, mais je l'ai fixée avec détermination et j'ai articulé « coucou... caché ! ».
Et là, contre toute attente, elle n'a pas arrêté de respirer. Le salon était devenu très silencieux et tout le monde s'est regardé. Elle m'a pris dans ses bras, avec les larmes aux yeux. Elle a murmuré avec fierté « voilà donc tes premiers mots ». Tout le monde semblait heureux, avais-je guéri maman ?
Mais, elle a recommencé, j'ai cru que mon plan avait échoué mais... Elle m'a posé sur ses genoux, a prononcé la formule et j'ai vu qu'elle avait placé ses mains devant son visage, maman était toujours là ! J'ai pleuré à chaudes larmes et elle me cajolait. Elle m'avait fait tellement peur, pendant si longtemps. Mais j'avais enfin compris : ce n'était qu'un tour de magie.
En même temps, il faut dire que, derrière ses mains, moi, je ne la voyais vraiment plus.
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