Ab imo pectore

Quand avions-nous commencé, déjà, à courir ensemble ? Je ne m'en rappelais pas. Mes souvenirs ne remontaient pas aussi loin.
Ça a peut-être commencer à l'école, en classe de sport, ou bien au parc, ou encore dans la rue. On adorait tous les deux courir. Tu aimais la sensation de vitesse, le vent sifflant à tes oreilles et soulevant tes cheveux ; et moi l'adrénaline, le sang qui pulse dans mes veines. Cette passion commune nous a rapprochés, bien qu'auparavant, nous étions comme des étrangers. C'est absurde, hein ? De s'ignorer comme on le faisait, alors même qu'on vivait si près l'un de l'autre. J'étais heureux. Heureux d'avoir trouvé quelqu'un avec qui partager mes journées. Je n'étais plus seul. On s'est inscrits dans un club d'athlétisme, et c'est là que ça a réellement commencé à bien battre la mesure entre nous, en harmonie. Cette situation a duré quelques années. Tu étais désormais la personne pour qui tout mon être vibrait, du matin au soir. Je crois que moi aussi, j'étais le centre de ton monde. Avec le recul, c'est à cause de cette importance que tu me donnais que je me voilais la face. Je ne me rendais pas compte à quel point je souffrais. Parce qu'après quelques années seulement, la course, je n'aimais plus cela. L'adrénaline me rendait tremblotant. Le sang qui pulse et les contractions musculaires me mettaient mal à l'aise.
C'était peut-être de l'ennui ? Non. Je ne crois pas que ce serait correct de dire cela. C'est seulement que je ne ressentais plus la même chose qu'auparavant. Je n'avais plus envie. On ne faisait que ça, tout le temps : s'entraîner du matin au soir pour les compétitions. Je me sentais enfermé, piégé dans une cage. Je l'avais toujours été, en fait. Tu n'as jamais eu envie d'autre chose, toi. Tu te lançais corps et âme chaque jour pour atteindre tes objectifs. Je t'ai toujours admiré pour cela. Seulement, cette candeur commençait à m'épuiser. Je rentrais chaque soir un peu plus fatigué que la veille.
Toi, tu souriais un peu plus chaque jour. Je n'osais pas te dire que je n'en pouvais plus, que je ne voulais plus. On courait ensemble depuis toujours, je savais que tu le prendrais comme une trahison, un poignard en plein cœur. Tu rêvais que l'on aille aux Jeux Olympiques ! C'était ta plus grande ambition ; que l'on décroche ensemble une médaille d'or. Ma seule solution, c'était de continuer comme si de rien n'était. Pour te faire plaisir ; parce que ça me briserait de te faire souffrir. Je ne pouvais pas risquer d'ébranler l'ardeur que tu employais aux entraînements. Seule, tu n'aurais pas continué. Tu n'aurais pas voulu ; tu n'aurais pas pu.
À un moment, ça a fini par me frapper : pourquoi devrais-je vivre pour toi ? Ce n'était pas ma faute, si tu étais dépendante, incapable de faire quoi que ce soit par toi-même. Si tu avais besoin de ma présence pour avancer. On se connaissait depuis si longtemps qu'on avait nos petites habitudes tous les deux, mais ça commençait à me gonfler. Je n'avais plus la force de suivre ton rythme. Peut-être que je faisais ma crise d'adolescence à moi. Je ne sais pas. Toujours est-il que j'ai craqué, en plein entraînement. On courrait à en perdre haleine le long de la piste. J'aurais pu choisir un meilleur moment, je le sais. Ce sont ces maudites foulées qui m'ont fait perdre la raison. Je t'ai fait comprendre que c'était terminé, pour moi. Que si tu voulais continuer, tu allais devoir le faire sans moi, en solitaire. Que ta médaille d'or, tu n'allais la partager avec personne. Tu as cessé de courir sur le champ. Tu m'as agrippé, férocement, mais ça ne me fit pas mal du tout. Tu étais la seule à souffrir ; par ma faute. Ta peur réussit tout de même à m'atteindre. Je ne pensais pas que tu le prendrais aussi mal. Alors j'ai reculé. J'ai tourné les événements en plaisanterie. On passa à autre chose. Toutefois, quelque chose s'est brisé, ce jour-là. En moi, et en la confiance que tu me portais. C'était la première fois que je te faisais défaut.
La vie a repris son cours, mais différemment. Tu avais peur. Parfois, tu me jetais des regards mauvais, comme pour me reprocher en silence de ne pas mieux m'adapter à ta course. C'est vrai. Je faisais moins d'efforts, et tu le sentais, tu le savais. Tu savais que je n'avais pas voulu plaisanter cette fois-là. Qu'à n'importe quel moment, à n'importe quel entraînement, à n'importe quel pas, je pouvais te trahir une nouvelle fois. Tu as eu raison de douter. J'ai recommencé. C'était lors de la compétition départementale d'athlétisme. On était sur la ligne de départ, prêts à partir. J'étais nerveux. Je ne sais pas trop pourquoi. Ça me pompait l'air. Tous ces gens autour. Tout ce bruit. Je n'avais pas envie. Tu as posé ta main sur moi. Tu m'as demandé de me calmer. Le départ a été donné. On est restés sur la ligne. Immobiles. Tu as jeté un regard à nos adversaires. Ils étaient déjà loin. C'était perdu d'avance. Et alors ce fut à ton tour de craquer.
Tu me hurlais dessus, me répétais, dégoulinante de sueur, que je gâchais ta vie. Mais en quoi ? C'était toi qui voulais courir, toi qui rêvais des Jeux Olympiques. Pas moi. Je n'y étais pour rien si tu étais incapable de faire quoi que ce soit sans moi. Ça m'a gonflé. J'ai commencé à te frapper. De plus en plus fort. Incapable de m'arrêter. Incontrôlable. Tu en as suffoqué. Tes genoux sont tombés à terre, mais je n'ai pas arrêté. Tu as réussi à m'agripper. À l'instant même où tu m'as fusillé du regard, j'ai cessé tout battement.
Si tu savais comme je regrette. Tu n'aurais jamais dû finir à l'hôpital à cause de moi, entre la vie et la mort. Par ma faute. Ça n'avait pas été mon intention, j'espère que tu le sais. Je n'ai jamais voulu te faire de mal. Dans un monde idéal, on aurait vécu ensemble en harmonie, dans la joie et la bonne humeur, comme tout le monde. Je suis désolé. Je n'y parvenais pas. J'étais un moins que rien. Un incapable. Tu avais toutes les raisons du monde de me détester.
Pourtant, quand tu as rouvert les yeux, dans ta petite chambre aseptisée, ta haine envers moi s'était envolée. Tu m'as juré qu'on pouvait surmonter ça. J'y crois. Tes mots m'ont fait vibrer, tes larmes m'ont ébranlé.
Je t'emmènerai aux Jeux Olympiques, et tu la gagneras, ta médaille. Promis. C'est le moins que je puisse faire, après tout ce que je t'ai déjà fait subir. Pas vrai ? On se battra, toi et moi, ensemble, jusqu'à sortir d'ici. On recommencera à courir. On s'engagera avec encore plus d'ardeur dans chaque compétition, dans chaque foulée. Tes rêves ? Je ferai tout pour qu'ils se réalisent, parce que sans toi je ne suis rien. On vaincra. On éliminera à tout jamais, quoi qu'il en coûte, cette noirceur qui me ronge et te consume. Je te le jure. Ton cœur ne te lâchera plus.
Le jour viendra où je battrai à nouveau en rythme depuis le fond de ta poitrine.