A travers un regard

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres
mais je ne vous appellerai pas maître.

A cet instant précis, je ne mesurai pas ce qui pourrait être la conséquence de mes propos. Je
n'avais aucune idée de la personne qui se trouvait devant moi. J'ignorai absolument qui il était
mais j'avais dit ce que j'avais à dire. Pour le moins du monde, il ne pouvait voir sur mon visage
une once de crainte mais au fond de moi, je tremblai de peur. Combien de fois m'avait-on battu
juste après avoir vu la dureté de mon regard ? Combien de fois m'avait-on injurié pour mon
style de vêtement ? Combien de fois m'avait-on renvoyé de mon travail juste parce que je
dégageais une odeur infecte selon mes employeurs ? Combien de fois mon père me tabassait
parce que pour lui j'étais une bonne à rien ? Toute ma vie entière j'ai été maltraitée, rejetée,
montrée du doigt et aujourd'hui, il fallait que ça cesse.

Les regards se braquèrent sur ma petite personne. J'avalai ma salive et sans baisser ma tête, je
fusillai du regard la personne qui se présentait devant moi m'obligeant de l'appeler « maître ».
Du coin de l'œil, je vis les sueurs de mon père coulées, les gros yeux de ma grande sœur et la
bouche bée de ma grande tante. Ils ne manquaient jamais le jour où je devais me rendre chez
mon nouvel employeur. Un employeur que eux, ils me trouvaient et ainsi un travail que eux ils
m'y obligeaient. Je n'avais plus l'âge de traîner sans rien faire, disaient-ils, et que les études
n'étaient pas faites pour les médiocres de mon genre. Aucune plainte ne devait sortir de ma
bouche quand mes jours de repos arrivaient. Je devais juste leur remettre l'argent que je gagnais
et sourire comme une jeune fille moderne et bien éduquée. Mais jamais je n'avais eu envie de
sourire. Je portais une douleur beaucoup trop immense dans mon cœur pour cela. Comme toutes
les autres jeunes filles de mon âge, je voudrais étudier, être écoutée et être aimée.

Je n'avais pas prévu de me rebeller exactement aujourd'hui chez cet homme, mais il fallait bien
que je commence un jour. Et je l'avais fait. Mon corps se préparait déjà aux coups que je
recevrais. S'ils ne venaient pas de mon père, ils viendraient de ce nouveau patron. Mais il fallait
bien que j'essaie de sortir de cet enfer au moins une fois. Tant pis pour les conséquences. Des
coups, j'en ai reçu toute ma vie, et beaucoup. Mon père, transpirant de rage s'avança vers moi
mais au moment où il allait m'infliger une bonne gifle, la main de l'homme qui se tenait devant
moi la stoppa. Le jeune homme serra fort la main de mon père mais n'ôta pas son regard dur et
sévère du mien.
- Sortez de chez moi, dit-il sans bouger son regard.
J'avalai ma salive, baissai mes yeux et bougeai très lentement.
- Pas vous.
Mes lèvres commencèrent à trembler. Je reposai de nouveau mes yeux dans les siens. Je pus
lire beaucoup de froideur.
- Eux, lâcha-t-il d'un coup le bras de mon père.
Ce dernier se tourna vers ses deux complices comme pour leur demander leur avis. Et juste par
le biais du regard, ils se mirent d'accord pour s'éclipser. J'entendis la porte se refermer. Dans
quel genre de prison allais-je vivre cette fois-ci ? Depuis de longues secondes, j'ai pu soutenir
ce regard qui était prêt à me mordre toute crue. Mais je tins bon.
- Terra, c'est bien cela ?
- Oui, répondis-je froidement, et toi tu es ?
Il émit un petit rire sarcastique et, pour la première fois, détourna son regard. Mais cela ne dura
pas.
- Je pensais te vouvoyer mais puisque toi tu me tutoies, on va continuer cette conversation
avec plus de familiarité, sourit-il.
Un long silence s'installa. Il continua à m'observer. Je baissai ma tête.
- Je me suis un peu renseigné sur toi, poursuivit-il, bien sûr, jamais je n'embaucherai
quelqu'un que je ne connais guère.
Il attendit à ce que je réponde mais je continuai d'éviter son regard.
- J'ai entendu ton insolence, ton aspect irrespectueux vue comment tu t'habilles...et plus
encore que je ne détaillerai pas.
- Si tu n'as entendu que du mal sur moi, pourquoi m'as-tu quand même choisi ?
demandai-je en remontant ma tête.
- Je n'ai pas de réponse à cela.
Silence.
- Et maintenant ? questionnai-je, hésitante.
- Est-ce que tu as une idée de qui je suis ?
- Non.
- Ok, émit-il un sourire ironique, je m'appelle Yagiz.
- Yagiz qui ?
- Yagiz tout court. Je sais qu'on a peut-être le même âge mais je suis quand même ton
maître. Appelle-moi comme bon te semble mais rappelle-toi toujours qu'ici c'est MOI
qui commande.
Je rebaissai ma tête et acquiesçai lentement. Et il quitta la pièce comme un éclair. Je restai là
un moment, pensant à ce qui allait suivre. Il avait commencé la discussion si calmement,
presque gentiment même, et l'avait terminée sévèrement. Mais à quoi devais-je m'attendre ?
Cet immense palais ne pouvait appartenir qu'à un homme de renom. Les décorations de luxe
brillaient et me faisaient mal aux yeux. Bien que j'aie déjà travaillé dans de belles demeures,
jamais je ne m'y habituais. Mes yeux firent un tour un peu partout et se posèrent sur une
magnifique bibliothèque. La raison me dit de rester là où j'étais mais je ne pus m'empêcher de
m'approcher. J'avançai doucement ma main vers les livres et les caressai d'une douceur qui me
fit sourire. Depuis combien de temps n'avais-je plus souri ? Je ne m'en rappelai plus. Mais je
fus sûre que c'était mon premier vrai sourire depuis bien longtemps. Un titre m'attira. Je tirai
doucement le livre, caressai la couverture, l'ouvris et humai les pages. J'avais entre mes mains
"L'Alchimiste" de Paulo Coelho. Je l'ai déjà contemplé dans les vitrines des librairies mais jamais
je n'ai pu ni le toucher, ni l'ouvrir, encore moins...le lire. Je lis le prologue et souris à la fin.


Quel genre d'employée de maison lirait un livre ? Et pas n'importe quel livre. Pas n'importe
quel auteur. Il l'avait bien vu tout-à-l 'heure et ne pouvait se tromper. Elle avait entre ses mains
"L'Alchimiste" et l'avait lu. Le prologue sans aucun doute. Qui n'avait pas lu ce prologue sans
sourire à la fin ? Yagiz fut troublé par ses pensées quand Terra fit son entrée dans la cuisine.
- Tu as préparé ton café ? se sentit-elle coupable.
- Je ne voulais pas te déranger dans ta lecture.
- Je...
- Tu l'as déjà lu ?
-...Non.
- Tu voudrais le lire ?
-...Oui. Je n'ai encore jamais lu un roman. Depuis que je suis petite, les livres m'attirent
beaucoup et Dieu sait combien j'ai voulu en toucher un et pouvoir le lire. Mais je n'ai
pas eu cette opportunité-là.
- Mais maintenant tu l'as. Ici tu peux lire tout ce que tu trouves sur cette bibliothèque.
- Tu es sérieux ?
- Moi aussi il y a quelque chose que je n'ai jamais pu avoir dans la vie alors que je la veux
depuis tout petit.
J'émis un petit rire tout en posant mon regard dans le sien. Quel genre de chose ne pouvait-on
pas obtenir avec une richesse pareille ? S'il ne pouvait pas l'avoir depuis son enfance, il aurait
bien pu l'obtenir depuis qu'il est devenu ce grand homme qu'il était ! Mais il avait l'air si
sérieux.
- Tu dois te demander quelle est cette chose ? me regarda-t-il.
- Je me disais que toi tu devais avoir tout ce dont tu as toujours rêvé dans la vie.
Il plissa ses lèvres.
- Terra, je t'ai trouvée une tâche à faire.
- Dis-moi.
- Choisis un livre et lis-le, puis après, tu me raconteras ton ressenti.
- Mais...ce n'est pas un travail, Yagiz.
- Si c'en est un, puisque c'est moi, ton maître, qui te le dis.
- Très bien, fronçai-je les sourcils. Je pourrais savoir pourquoi tu fais ça pour moi ?
- Je ne le fais pas uniquement pour toi mais également pour moi. Parce que cette chose
qui me manque dans la vie, c'est une personne à qui partager toutes les histoires que j'ai
lues. Une personne qui m'écouterait et qui a la même passion que moi pour les livres.
Une personne que j'aurais envie d'écouter quand, à son tour, elle, elle voudrait me
raconter sa dernière lecture. Maintenant je sais pourquoi je t'ai choisi. Parce que j'ai su
lire au fond de tes yeux que tu étais cette personne que j'attendais toute ma vie.