A toi mon ami

Bonjour mon grand ami, j'aurais aimé t'apporter de bonnes nouvelles mais les circonstances qui m'obligent à prendre la plume aujourd'hui ne m'inspirent que des mots luctueux. Depuis maintenant une semaine les infos ne font qu'en parler. Des villages décimés, des habitations emportées et des familles déchirées par d'horribles torrents, des coulées de boue et vents torrides, ton peuple vit un grand calvaire. Le monde entier est en ébullition pour soulager du mieux qu'il peut les rescapés de ta ville natale. L'armée organise une course d'obstacles pour les vétérans et blessés de guerre, pour recueillir des dons, la Warrior Race. Je retrouverai le reste du bataillon quand l'aurore invitera le soleil sur l'horizon, tu manqueras encore à l'appel je sais, mais je voulais que tu le saches...
Quand le coup de sifflet retentira, chaque coureur boitillera sur la ligne de départ en chérissant un souvenir, une pensée qui le motive. A ce moment je me vêtirai d'un bandana sur la tête et j'y accrocherai un petit drapeau, comme celui que tu avais et pour qui tu as perdu la vie. Je n'ai participé à aucun Warrior Race jusque-là, mais cette fois je veux le faire, je vais y arriver. Et quand je franchirai la ligne d'arrivée, de là-haut j'espère te décrocher un sourire.
Tu te souviens mon ami, les misères que nous avons vécues au cours de ces semaines passées au front à défendre mon pays, je sais que tu les as toujours gravées dans la mémoire, tout comme moi. Je ne l'oublierai jamais. Dans les tranchées nous avons combattu. Au milieu des terres terrifiées dans la nuit sombre, là où les coups de canons engendraient le boucan à outrance et instauraient le chaos, les souvenirs de nos familles, en photos dans la poche du manteau ou enchaînés au cou, imaginer le sourire des nôtres caresser nos visages et nous témoignant la reconnaissance d'avoir sauvé le pays, c'était le seul canot qui nous maintenait à flot dans cette marée d'horreurs. C'est là que tu es parti...
Un hiver glacial s'était déchaîné sur les côtes de l'Atlantique, les corps raides que nous enjambions mettaient des semaines à décomposer dans cette morgue à ciel ouvert. Dans ce froid infernal j'avais de la peine pour toi, je me disais « le pauvre, j'imagine qu'il n'a jamais connu de temps aussi horribles que celui-ci ». Parce que chez toi, en Afrique, le soleil gratifiait les foyers de sa chaleur à toutes périodes de l'année. Tu m'en parlais chaque nuit au point où j'avais l'impression d'y vivre.
Tu portais en plus de ton sac à dos qui pesait des tonnes, un casque lourd sur lequel tu attachais un bandana sans jamais oublier le petit drapeau français que je t'avais offert. La couleur rouge tachait ton camouflage, mais tu arrivais quand même à m'arracher un sourire malgré l'atmosphère morose de cette guerre qui n'était pas la tienne. Des coups de fusil avaient sifflé la veille, jusqu'à pas d'heure, mais à l'aube nous avions pris le dessus sur l'ennemi, tu nous avais égaillé de ta danse de la victoire qui me manque encore aujourd'hui, le seul Noir de la brigade. Si j'avais su que ce serait la dernière fois...
Les allemands, sortis de nulle part nous arrosèrent d'obus, je ne me souviens plus de la suite mais lorsque je retrouvais mes esprits, j'étais sur ton épaule à un kilomètre de la zone d'embuscade, planqué dans une crevasse et hurlant de douleur. Je me souviens que tu me disais de me calmer et que je n'allais pas mourir, parce que perdre une jambe n'était pas la fin du monde. Deux gorgées de whisky dans la bouche et un bout de jonc entre les dents c'était notre dose d'anesthésie. L'infirmier m'observait. La douleur était insoutenable, j'avais sombré dans les méandres de ma souffrance et quand je retrouvai mes esprits des jours plus tard, j'étais dans un hôpital près de ma femme et mon petit garçon, une jambe plâtrée et l'autre manquante. La guerre était finie. A la télévision retentissait l'hymne de la victoire, nous avions gagné, du moins, la France avait gagné. Mais moi, j'avais perdu un être cher, j'avais perdu mon ami. Autour de moi, tous étaient en joie, sans moi ; il m'était impossible de jubiler, parce que tu n'étais plus là. Le caporal-chef De Perdrix m'expliqua qu'un allemand avait feinté la mort alors que tous ses compagnons avaient été vaincus. Et pendant que notre armée jubilait, tu étais soucieux d'avoir perdu ton drapeau, celui que je t'avais donné. Et tu t'éloignas de plusieurs dizaines de mètres du groupe pour le retrouver. Ce lâche d'allemand t'a froidement tiré trois balles dans le dos pendant que tu revenais avec le drapeau. Tu es parti mon ami... Mais ne t'en fais pas pour lui, cet allemand gît aujourd'hui dans les ténèbres pour sa lâcheté. Nous avions encore gagné, malgré la surprise de l'embuscade, grâce à votre courage, même si cela nous avait coûté les deux tiers de l'effectif. Sans toi, j'y serais passé. Merci pour cette deuxième vie. Garde ma place bien au chaud mon ami, peu importe le temps, nous nous retrouverons, dans une autre vie. Et nous combattrons à nouveau, côte à côte jusqu'à te voir esquisser une énième fois ta danse de la victoire.
Longtemps je me suis recroquevillé, mais aujourd'hui il est temps de te faire honneur en courant ces dix kilomètres parsemés d'obstacles. Il parait que les fonds recueillis lors de cette journée participeront à réhabiliter un parc national dans ton pays, récemment frappé par l'inondation. Je ne peux me soustraire à cet acte salutaire, en reconnaissance à ce que tu as fait pour moi, et pour mon pays, la France. L'année dernière, ma femme m'a fait refaire une jambe artificielle, tu l'aurais aimé si tu la voyais, un vrai bijou. Je conserverai le sourire, même lorsque la douleur criera dans mes muscles flasques et que le souffle me manquera, car je sais que pour chaque pas couru, ce sera un animal de chez toi qui sera sauvé, un oiseau qui chantera de nouveau, un arbre qui fleurira encore et un peuple qui retrouvera comme un baume dans le cœur, l'expression de notre amitié. 
A bientôt mon ami !
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