A seize mille lieues du lieu de sa naissance

Elle s'était engagée : elle ne pouvait plus reculer. Elle paniqua. Une éternité s'écoula avant qu'elle ne puisse reprendre son souffle. Enfin, elle respira à nouveau. Par le ventre. Pour se calmer. Cette crise était ridicule ; une fois de plus. Pourvu qu'on ne la vît pas. Il lui fallait à tout prix se détendre. Heureusement, les journalistes n'étaient pas encore là. Alors, plutôt que d'épier vainement ce qui se tramait derrière elle, elle se remémora toutes ces fois où cette fuite en avant, et dont elle était si coutumière, l'avait pareillement affolée.

- Là, nous nous sommes reposés ! Mais, ce n'était pas vrai. Ni elle, encore moins sa famille ne s'étaient un seul jour reposées. Pourtant cette formule maintes fois chuchotée, ce vœu psalmodié, c'était ce que signifiait en arabe N'Djaména, la ville où elle était née. Cette ville qui aurait dû être son oasis mais qu'il avait fallu fuir du fait des événements. L'exil vous oblige à toutes sortes d'engagements. Passée la frontière, tout retour devient incertain. La petite fille s'était mise à courir à l'âge où les autres bambins osaient maladroitement leurs premiers pas.
- Elle ira loin, avait prédit Grand-Père avec d'autant plus de fierté que lui-même était demeuré au quartier. Grand-Mère s'en était amusé. Moins la maîtresse de l'école maternelle française où la vivacité de cette gamine dérangeait à présent la lourde torpeur de sa classe. La spécialiste parla d'hyperactivité. Papa demanda si c'était grave. C'était une maladie d'ici et que donc il ignorait.
– La faire se dépenser ? ... Un sport ?...Y avez-vous songé ?

Les parents ne songent jamais leurs enfants. Ils n'ont pas ce choix, eux qui leur doivent toujours le mieux. Papa signa la fiche d'inscription au club. C'est comme ça que la petite fille fut engagée à s'engager... pour les matches ! Nos si précieux matches ! Chez nous, c'est toujours la même chose ! Ce n'est pas très compliqué ! L'arbitre siffle et c'est l'engagement. Sur le terrain, plus personne ne peut alors reculer. Il faut faire front. Se battre. Le hand, c'est la guerre ! Au bas du quartier, l'indolent fleuve Chari roule ses eaux. Invariablement. On le voit miroiter depuis là-haut ; depuis le cimetière. Mais des tombes blanches, lui, il s'en fout... quantités d'enfants jouent sur sa plage d'où l'on voit aussi passer des pirogues.

Il leur avait fallu des gages. D'exorbitantes cautions pour trouver à se loger. Des garanties pour s'intégrer. S'assimiler. Heureusement, à cette époque, notre club n'était pas très regardant... si ce n'était son prénom qu'elle devait nous redire à chaque fois que nous l'écorchions sans trop nous excuser.
- Mais, c'est juste comme tes genoux, disait Maman. Le soir, au retour de nos entrainements, la brave femme y mettait du rouge. Parfois un pansement. Il ne fallait pas pleurer. Sa seule solution était de gagner.
- Pour cela, il te suffit d'avoir la rage. Ça, c'est l'entraineuse qui le lui serinait. La petite fille s'imagina en chien. Elle montrait des dents terrifiantes... ce qui faisait rire Papa quand il revenait du pays. Les autres filles se montraient alors tout aussi agressives, aussi investies qu'elle sur le terrain. A croire, que toutes voulaient lui ressembler.
- Ne te montre pas si orgueilleuse ! La reprenait sa mère qui craignait toujours un coup du sort pour ses filles. Championne du monde mais pas si orgueilleuse : voilà ce qu'elle était devenue. Et où, elle aurait pu s'arrêter. Se reposer enfin. Un psychologue ami le lui avait vivement conseillé. On voyait bien qu'il ignorait que le repos était une maladie qu'elle ne connaissait pas. Il lui disait encore qu'elle portait une dette... qui l'engageait... que c'était pour ça. Mais, lorsqu'elle lui demanda laquelle, il se recroquevilla dans son pseudo-savoir, l'informant seulement que c'était à elle de trouver. Du coup, elle s'engagea alors dans cette impasse avec cette même détermination dans laquelle elle avait été élevée. Pour se persuader toute seule d'être en dette envers un pays qui vous accueille bébé ! Comment cette culpabilité avait-elle pu s'infiltrer sournoisement en elle au point de la faire devenir folle quand l'équipe perdait, qu'elle sentait le sol se dérober sous elle au moindre but encaissé ? Comment n'avait-elle eu d'autres choix que d'être une super-gagnante pour faire gagner son pays d'accueil ? Comment enfin tous ces podiums ne l'avaient-elle que très peu rassurée ? Pourquoi, arrivée au sommet, cette angoisse ne tarissait-elle pas ?

Lui aussi était parti de rien. Également égaré dans l'immensité du monde. Mais, ce qu'il souhaitait désormais étaient des certitudes et plus tous ces horribles questionnements identitaires. Et c'est uniquement pour ces certitudes qu'il s'engageait à présent. Il avait si longtemps souffert mais il avait enfin compris. Il savait désormais qui il était : un vrai Français. Le vrai Français. Ne lui restait plus désormais qu'à en convaincre les autres.
Il était petit. Souvent, à l'école maternelle, il avait dû reculer. S'échapper. Aussi, de par ses nombreuses absences, les autres ne l'intégraient-ils pas. En primaire, on le retrouvait souvent sur le banc de touche. Il y avait appris à observer notre jeu. Il gardait alors ses commentaires pour lui. C'est qu'il n'était pas comme nous un véritable émigré. Seulement, un enfant de rapatriés, ce qui ne confère pas le même langage. La même noblesse, pensait-il alors.
Puis, un jour, ce petit banlieusard se rêva de souche. Il se disait de souche, avec la particule, on ne comprenait pas, mais ceux-là, ceux qu'il croyait détenteurs de ce de souche comme authentique pedigree, eux non plus ne parlaient pas comme lui. S'engager, c'est fuir la solitude, pensa-t-il. Il doit bien exister des causes fédératrices pour devenir un héros. Des souffrances dont il serait le porte-parole. Mais, laquelle aurait-elle seulement voulu de lui ? Il se sentait si différent. Si avide d'une éclatante normalité. Il remarqua que personne n'écorchait son prénom comme pour cette petite africaine... alors, il la jalousa car, bien qu'elle n'en fît rien paraître, sa souffrance était admirable. Mais puisque, de plus, cette noire était jolie et si désirable, il se prit à la détester. Pour ne pas pleurer. Les cours de récréation sont souvent cruelles. Il y avait bien les TAPs... mais là non plus, personne ne souhaitait lui obéir. Alors, sans doute par désespoir, il se fit premier de classe, puis, devenu adulte, il se mit à écrire des bouquins. Des quantités de bouquins. S'y engagea dans des thèses tarabiscotées. S'y enferma.
- Et les eaux limoneuses de l'Amour charriaient des millions de charognes... Mais pourquoi ce vers de Blaise Cendrars lui revenait-il toujours comme reviennent les pires cauchemars ? Lui qui avait tant aimé étudier au lycée cette Prose du Transsibérien, cette ode à la France, et qu'il souhaitait désormais incarner ?

Tous deux s'étaient pareillement engagés à participer à cette ennuyeuse et énième réunion préparatoire pour les très prochains Jeux Olympiques. Elle comme toujours par devoir. Lui comme souvent, par opportunité. Restait à désigner ce fameux porte-drapeau de notre délégation. Or voilà qu'ils se retrouvaient pareillement à l'arrêt à deux pas du ministère. Bloqués ! Ils étaient bloqués. Comme si leurs deux destins voulaient marquer une même pause. C'est vrai qu'ils n'étaient pas encore vraiment de ces officiels dont le cortège paralysait désormais toute la circulation du quartier. Elle ne pouvait plus ni avancer, ni reculer. Lui non plus, juste derrière elle, klaxonnant, vitupérant, jurant dans son rétroviseur : - avance donc sale n... ! comme tout véritable parisien pris dans les embouteillages.

Alors, durant ce court moment suspendu, cette championne hyperactive en profita pour déchiffrer la prose d'un auteur anonyme, puis, tout comme son grand-père, se mit enfin à rêver à l'indolence du fleuve Charri qui tout là-bas, au bas du quartier, berce invariablement N'Djamena.