A place I forgot

Je ne sais plus d'où je viens. J'ai tout oublié. Changez-le.
Ses yeux étaient fixés sur les miens avec la conviction de l'amour, apaisant une joie que j'avais enfouie si profondément.
Louis affichait toujours ce petit sourire satisfait quand il préparait une surprise : voler des baisers dans les couloirs, glisser des mots doux entre les pages de manuels, dessiner des cœurs dans la buée des vitres du train parisien. Nous n'avions que seize ans, premiers amours du lycée, pleins d'espoir jeune. Paris, la ville de la romance, scella notre lien avec des tatouages secrets : deux moineaux tatoués à l'intérieur de nos poignets, ailes déployées, l'un face à l'autre. Il appelait ça notre promesse de vol :'' Où que le monde nous jette, on se retrouvera. 
Aujourd'hui, je suis allongée sous tout ça : béton, acier, cendres. La maison a basculé en ruine. Là-haut, le soleil brille encore. Mais ici, sous des gravats tordus, je suis à moitié morte, dérivant entre vie passée et fin approchée. La poitrine me brûle à chaque souffle. Les membres endoloris. Je saigne peut-être, mais je suis trop vide pour savoir d'où.
Les souvenirs clignotent comme des pellicules abîmées.
 Je ne sais plus si je rêve ou si je meurs.
Je le revois. Louis. Nous dansons pieds nus dans la cour, trempés par une pluie de printemps.
 ‘'Tu trembles '', dit-il.
 Je ris.'' C'est juste le monde qui oscille.''
 Il me fait tournoyer. Mon cœur s'emballe.
 ‘' Je te retrouverai toujours '', murmure-t‑il, et j'y crois.
 Mais la guerre ne connaît pas les promesses. La lettre est arrivée, pliée et tachée de sang. Le bus d'évacuation où il se trouvait a été pris sous les balles. Ils disent qu'il protégeait un enfant. Son nom figure sur la liste des disparus. Je n'ai jamais pu l'enterrer.
Le souvenir s'effrite. Le silence s'installe.
 Soudain, je suis dans une pièce froide et sombre. Jambes écartées. Je crie. Mon dos se cambre de douleur.
‘' Pousse !'' ordonne une femme.
 Mes doigts agrippent le drap. ‘'Je ne peux pas''
 ‘' Tu dois '', insiste-t‑elle.
Ses paumes sont cloquées, ensanglantées, mais ses yeux sont doux.
 La douleur est insoutenable. Je sens la chair se déchirer, la vie se tordre. Un cri de bébé ? Ou mon propre cri ?
Elle me semble familière.
Je reconnais cette histoire. Mon père me la racontait sans cesse. Comment ma mère a tout donné pour m'amener au monde. Elle ne l'a pas survécu.
 Et pourtant me voici devant elle. La sage‑femme. Les mêmes mains, la même voix.
 C'est ma mère.
 Elle me regarde avec un mélange de calme et de tristesse.
 Nous ne parlons pas. Nous pleurons.
Puis, je suis bercée par la chaleur.
 Mon père.
‘'Tu vas bien, mon enfant ? '' demande-t‑il en me serrant comme avant.
 Je enfouis la tête dans son manteau, respire cette odeur de sapin ancien et de terre.
 ‘'Tu as toujours été courageuse ‘', murmure-t‑il. ‘'Trop courageuse pour ce monde. ''
 Mes larmes coulent.
 ‘'Tu es mort '', chuchote‑je.
 Ses bras se resserrent.'' Et pourtant, je suis là. C'est bizarre, non ? ''
Le rêve change encore.
Je suis debout sur une route gelée. Glace sous mes pieds nus. Le vent hurle.
 Une femme apparaît dans la brume fragile, tremblante.
 Ses vêtements sont déchirés, ses lèvres bleues, mais elle sourit avec quelque chose d'éternel.
‘' Tu es perdue, enfant ?'' demande‑t‑elle.
 Je hoche la tête.
 Elle avance. ‘'Tu me ressembles tellement. ''
 Sa main touche mon visage.
 C'est la même main qui m'a tenue à la naissance.
 C'est la même main des photos.
 C'est la même main qui ne m'a jamais bercée bébé.
 Ma mère. Encore.
Je m'effondre dans ses bras. Sa chaleur me rend réelle.
 Mais ça ne dure pas.
Une voix résonne, lointaine.
 ‘' Amelie ! ''
Louis, saluant dans la neige.
 ‘' Fais attention ! '' crie mon père derrière lui.
Je cours vers eux. Le cœur serre. Mes jambes avancent dans le brouillard.
 Ils disparaissent comme des ombres sous le soleil.
 Je tombe à genoux, l'air coupé, la gorge en feu.
 Je crie, mais aucun son ne sort.
Pourquoi je vois tout le monde sauf moi ?
Puis, le silence.
 L'immobilité.
 L'étouffement.
Puisune explosion.
Lumière.
 Bruit.
 Voix.
‘' Elle est vivante !''
 ‘' Par ici !''
 ‘'Amenez la civière !''
On me tire hors des décombres, la poussière m'étouffe. Mes doigts tremblent.
 Des visages flous crient dans une langue que je comprends à peine. Soldats. Médecins. Masques.
Enveloppée dans une couverture de survie, mon corps tremble.
 Un secouriste essuie mon front. ‘' Vous m'entendez ? ''
 Je hoche la tête, lèvres fendillées. Je veux parler, mais j'ai oublié comment.
Une main serre la mienne.
 Je baisse les yeux sur mon poignet.
 Les moineaux y sont toujours.
 Fanés, mais là.
Louis a tenu sa promesse. Il m'a retrouvée dans la mémoire, l'effondrement, l'espace entre vie et perte.
Et maintenant, je me souviens.
 Pas de tout.
 Mais assez pour recommencer.
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