A ma grand-mère, Victoire

Les hauts parleurs de l’hippodrome de Chateaubriant grésillent avant de diffuser le nom de Clarisse Fagliani, numéro 313, qui se présente au départ du parcours, sur Tollari, un Hanovrien d’un mètre soixante-neuf, robe Alezan. La cavalière et son cheval sont parfaitement assortis, des yeux noirs et une tresse rouge feu pour Clarisse, de grands yeux foncés et des couleurs fauves pour la crinière et la queue de sa superbe monture. Le binôme s’élance sur la piste, il ne forme plus qu’une entité qui passe allégrement les huit premiers obstacles. Il s’engage alors dans la deuxième phase de l’épreuve lorsque des détonations successives retentissent. Affolé, Tollari tourne brusquement à gauche devant le nouvel obstacle au lieu de le sauter, expulsant sa cavalière de l’autre côté des barres. Mais Clarisse n’a pas le temps d’heurter le sol, qu’elle se retrouve à nouveau projetée en sens contraire car son pied gauche s’est accroché dans la longe. Elle heurte un des chandeliers puis est trainée sur plusieurs mètres avant que sa botte ne se libère. Son cheval continue de courir en tout sens sans savoir où aller. Le silence remplace les encouragements et les applaudissements des spectateurs, le commentateur est lui aussi sans voix. Seuls les talkies-walkies des agents de sécurité bourdonnent. L’ambulance démarre, les secouristes et pompiers affluent sur place avec une civière et du matériel. Tout le monde a en tête l’image du corps de Clarisse transformé en poupée de chiffon. Au bruit des zips, des scratchs, des bips des machines qui se mettent en marche, s’ajoutent en fond sonore, de nouvelles détonations provenant de la limite du parc où des jeunes s’amusent à nouveau à jouer aux artificiers avec des pétards...

- Hanche gauche déboîtée, genou gauche luxé, ecchymoses multiples, commotion cérébrale due à un trauma facial, vertèbre C4 endommagée avec risque de tétraplégie, opération, coma artificiel...

Ces mots me parviennent, je les entends vaguement... Puis plus rien, trou noir...

- Bonjour Madame, je suis le professeur Petitjean. Etes-vous la grand-mère de Clarisse ? L’état de votre petite-fille est stabilisé, son opération de la hanche s’est bien passée. Il faut poursuivre le coma pour l’instant. Nous ne pouvons pas nous prononcer sur la récupération de la mobilité des bras et des jambes, paralysie partielle, totale ?

J’ai six ans, c’est le jour de Noël et il a beaucoup neigé. J’ouvre mon cadeau, c’est un joli poupon avec une grenouillère rose. Je l’appelle Elise comme ma petite sœur que maman attend ! J’enlace ma mère en plaçant mes bras autour de son gros bidon. Mon oreille n’entend que des bruits bizarres mais pas de battement de cœur... Et puis tout bascule, ma mère vomit, elle a affreusement mal au ventre. Papa panique car il y a trop de neige pour prendre la voiture et nous sommes dans un hameau isolé. Ma grand-mère et une voisine sage-femme arrivent, il y a un va et vient de bassines d’eau chaude et de serviettes. Des cris, les cris de ma mère qui déchirent ce ciel de coton. Soudain, la maison raisonne d’un silence terrifiant. Je sens un vent glacé passer sur moi et s’immobiliser au-dessus de la chambre de ma mère. La mort s’est invitée chez nous.

- Bonjour Madame, elle est très agitée depuis plusieurs jours, son corps trésaille. Non, ce ne sont pas des mouvements commandés, plutôt des réflexes. Nous ne pouvons toujours pas nous prononcer sur l’usage de ses membres. Il faut continuer de lui parler et essayer de l’apaiser, il est fort possible qu’elle vous entende. Courage, Madame.

- Bonjour ma p’tite chérie, c’est mémé...

Victoire, ma grand-mère, sort de la cuisine, elle me sourit. Moi, je la trouve rigolote dans sa blouse bleue. Elle a toujours la même ou le même genre, alors je suppose que son placard est rempli de blouses à motifs bleus ! Elle dépose la tarte sur le dessous de plat, j’entends la pâte et les pommes qui cuisent encore hors du four. Je m’approche, j’ai trop envie de la goûter mais elle me dit que c’est trop chaud et qu’il faut patienter. Elle me prend dans ses bras et me serre sur son cœur. Il n’y a pas de cœur plus beau que celui de ma grand-mère, il me semble le voir rayonner à travers sa poitrine. Elle me jure que je resterai sa « p’tite chérie » et moi je lui jure, croix de bois, croix de fer, que jamais je n’l’abandonnerai ! Alors, elle va chercher une chaise puis elle me prend sur ses genoux. Je pose mes coudes sur la table et la tête entre mes mains, j’attends en regardant la tarte refroidir...

- Bonjour Madame, elle est beaucoup plus calme que la semaine dernière. Nous envisageons un traitement expérimental pour réduire la durée du coma artificiel. Dès que les lésions seront résorbées, nous commencerons le protocole.

Je sens de la chaleur sur ma main, j’entends encore cette voix familière et réconfortante. J’ai dormi ? Combien de temps ? Mes paupières sont lourdes... Allez, un petit effort, il faut que je les ouvre. Ouah c’est quoi cette lumière aveuglante ? J’essaie de protéger mes yeux en mettant ma main droite en visière.

- Docteur, infirmière !! Elle a ouvert les yeux, elle a bougé sa main !

Ma rééducation commence, je suis partie pour des mois de travail. A chaque jour suffit sa peine. Je retrouve, lentement mais sûrement, l’usage de mes bras, de mes mains grâce à Lily, ergothérapeute extraordinaire, dotée, à la fois, d’une douceur extrême et d’une motivation sans faille. Pour les jambes, ma kiné m’a prévenue, ce sera plus long, il va falloir persévérer. Ma grand-mère, ma plus fidèle supportrice, vient me voir tous les jours. Aujourd’hui, elle m’a apporté mon ordinateur. J’ai tellement de choses à dire. Je commence par écrire en vrac les idées qui me viennent, mes états d’âme. J’ai besoin d’exprimer mes sentiments, faire éclater mon chagrin, ma colère, avec des mots « Pourquoi moooiiiiii ??? ». Il faut que je l’accepte, je suis handicapée, mais je suis vivante alors je vais me battre !
PS : Il faudra trouver un titre pour mettre en valeur ma grand-mère, ma bouée de sauvetage qui m’a empêchée de couler lorsque papa a été tué dans un accident de voiture peu de temps après le décès de maman. Sans elle, j’aurais à coup sûr rejoint mes parents. Elle était là, elle m’a soutenue. Elle est toujours là à mes côtés alors, même avec ce nouveau coup du sort, je ne vais pas laisser tomber.
Je note le titre qui me vient subitement à l’esprit : A Victoire, ma lumière dans les ténèbres de mon Destin...

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Après un an et demi de souffrances, de lutte contre mon propre corps qui a souvent refusé d’obéir, j’ai retrouvé l’usage de mes jambes. Mon manuscrit est fini. Sur la première page j’ai bien sûr remercié Lily, Carine ma kiné aux doigts d’or, le professeur Petitjean, tout le personnel médical, les agents de service, qui ont partagé ma nouvelle vie et l’ont ponctuée de petites attentions, de fous rires, de coups de pieds aux fesses aussi mais toujours avec empathie, sans jamais me juger. Et j’ai, bien entendu, dédicacé ce livre à ma grand-mère adorée.

Aujourd’hui je sors de l’hôpital. Je roule avec mon fauteuil jusqu’au milieu du couloir. Mémé arrive en marchant doucement, soutenue par sa canne. J’aperçois Lily et Carine dans l’entrebâillement de la porte de leur bureau, le pouce levé. J’avance mes fesses, sollicite mes abdos, donne un coup de rein et je me lève en m’appuyant sur ma canne tripode. Mémé s’arrête, des larmes coulent sur ses joues. J’avance vers elle, assurant chacun de mes pas avec une concentration maximale. J’enlace ma grand-mère avec mon bras gauche, elle fait de même et nous nous embrassons. Elle, dans sa robe bleue, moi, dans ma robe rouge, chacune notre canne à la main, nous sommes comme deux siamoises, inséparables, combattives, persévérantes.

Un an plus tard, mon livre sort en librairie. Mon éditeur a changé le titre, il a choisi « Les battantes », j’ai accepté mais à une seule condition : sur la couverture ce sera une photo de Victoire et moi, bras dessus, bras dessous, elle, avec ma canne tripode, moi, avec la sienne !