À l'univers tout entier

Elle se jeta sur le ponton avec la dextérité des vieux loups de mer. Après plus de huit années bercée par la houle océanique, Jeanne rentrait enfin chez elle. La silhouette morne du littoral français donnait au pays des allures de vieille femme. Pourtant, c’était bien elle, Jeanne Barret, qui revenait vieillie par son long Odyssée. Son âme débordait des trésors de l’ailleurs. Les milliers de plantes qu’elle avait vus et étudiés, les centaines de peuples qu’elle avait rencontré et écouté parler, les étoiles innombrables dont elle avait vu les parcours célestes. Tout cela était à jamais gravé dans sa mémoire. Elle, une simple bonne qu’on aurait jamais vu ailleurs qu’à la lessive et au fourneau, s’était hissée par sa seule audace, au rang d’assistante de M. Commerson. Elle avait servi le botaniste durant son périple aux quatre coins du monde, se faisant même passer pour un homme pour éviter que les marins ne la jettent par-dessus bord. À ça non, elle n’était pas la moitié d’un homme, mais bien une femme entière qui avait plus de choses dans les yeux que le moindre lourdaud de son village natal.

L’odeur de la terre arriva enfin à ses narines. Bien malgré elle, l’émotion la saisit. C’était cette même odeur qu’on trouvait dans les champs de Bourgogne. C’était cette même odeur qu’elle avait découverte à Tahiti puis retrouvée à Île-de-France. À force de voyager, Jeanne s’était convaincue que la patrie ne se limitait ni au roi ni aux drapeaux qu’on plantait dans la terre, mais à cette familiarité sereine que toujours elle retrouvait. D’îles en continents, elle s’émerveillait. Aussi différents qu’y soient les insectes où qu’y poussent les plantes, la terre avait le goût du pays. Elle expira un grand coup. Elle pensa à l’héritage que lui avait laissé M. Commerson. L’idée d’affronter les loups de terre et leurs lois foncières ne lui laissait qu’appréhension. Pourtant, elle avait fait son choix. Elle naviguerait jusqu’à bon port et obtiendrait son dû.

Ils étaient là, à attendre. Des centaines avaient rejoint l’appel. “À l’univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir.” Les mots qu’elle ne savait pas lire, résonnait à ses oreilles comme on les lui avait lus, avec la rage au cœur. Rosalie posa la main sur son ventre rond. Elle avait tant lutté pour que son petit naisse libre. À peine femme lorsque la révolution citoyenne avait éclaté, elle avait vu les “libres de couleurs” obtenir la citoyenneté. Puis c’étaient eux, les esclaves des caraïbes qui avaient célébré l’abolition de l’esclavage. Mais les maîtres ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils trahirent la nation et firent entrer les britanniques dans leurs ports et leurs îles. Fous de sucre, ils brandissaient à nouveau les cannes sur les affranchis. Jusqu’à franchir la ligne de l’inhumanité. Alors le Corse avait fait son Empire et empirer les choses dans le coin de leurs vies, si bien que, bientôt, il ne resta pour lutter face aux ordres de loi illégale, que les trois cent vaillants autour du brave Louis. Rosalie en était. Et elle hurlait sa foi : “Vivre Libre ou Mourir !”

Comme s’il entendait la colère de sa mère, le bébé dans son ventre bondit jusqu’à ce qu’elle pose de nouveau sa main rassurante à la surface de leurs mondes. Pour ce petit, et pour tous les descendants, ils devaient vaincre. Celle qu'on appelait la mulâtresse Solitude n’était plus seule. Rosalie clama plus fort encore les mots qui déferlaient sur leurs assiégeants. Remontant par les vents tropicaux, les paroles arrivèrent aux oreilles de la Souffrière. La vié madanm la, profondément endormie, entendait au loin le chant des insurgés. Elle les écouta longtemps. De génération en génération, elle les observa mourir et vivre libre.

Reposant doucement le flot de mon imaginaire, je réalisais combien long avait été le chemin de mes ancêtres. La fierté m'envahit à la pensée de ces anonymes dont il ne restait que le récit émietté. Pourtant, elles étaient mes ancêtres. Filles de rien, conquérantes de leurs vies, elles s’étaient dressées contre les destins auxquels le monde d’hier voulait les condamner. La peur qui me serrait le ventre se changea en vaillance. Je fis un pas, puis un autre, puis entrais dans l’immense salle où les candidats étaient amassés. La tension ne me lâchait plus alors que je découvrais mes compétiteurs. Grands, musclés, alertes, tous ces hommes prenaient l’espace. Je levais la tête pour échapper aux mirages de leur valeur puis noyais mon attention dans la contemplation de la carte céleste. La Lune était là, et Mars bien sûr.

"Nous finirons par y aller un jour", murmura une voix chantante à mon oreille.
Elle était là, imposante dans sa combinaison où brillait l'écusson aux vingt-deux drapeaux. Samantha Cristoforetti me sourit et aussitôt, tous mes doutes disparurent. "Je réussirai !"