À la tombée du soir

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  • La Ville - Cycle 4
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Elle sort à la tombée du soir. Toujours seule, sans même un animal au bout d'une laisse. 
Le pas est vif, elle se dirige vers la grand-rue, l'artère principale de la cité. Il l'aperçoit qui revient, après une heure, ou deux ; elle longe le mur gris de l'immeuble, ses talons ferrés claquent le bitume, elle pousse la porte battante et, sous le néon clignotant, son ombre s'évanouit derrière le verre dépoli. Les jours de crachin ou de frimas, on ne la voit pas ; dès que l'air s'adoucit, elle trottine jusqu'à l'angle de la rue et reprend son manège. Toujours en soirée, selon la saison, entre chien et loup ou avalée par l'encre de la nuit.
L'homme attend, recroquevillé sur le siège de moleskine râpée de sa voiture, enroulé dans une couverture écossaise – celle qui a échappé au massacre du divorce. À la loterie du partage, il a gagné la vieille Suzuki branlante et, en supplément, ce plaid autrefois moelleux assorti de quelques économies épuisées depuis longtemps. 
Jo a perdu son emploi, on licencie à tour de bras dans le bâtiment ; son poste de contremaître a été supprimé au profit d'un nouveau système de management. Un robot doté d'une intelligence toute mécanique a remplacé l'humain trop complexe. Deux semaines plus tard, son épouse quittait le domicile conjugal, profitant de la crise pour suivre son nouvel amour, plus jeune.
Pour faire descendre le chagrin, il ingurgitait les mojitos à gogo. Un soir de beuverie, on l'a expulsé de son studio, une cache sous les combles, quelques semaines de répit entre le pavillon de banlieue à crédit et la voiture qui lui sert aujourd'hui de logis. C'est dans cette cambuse improvisée qu'il est censé dormir malgré le vacarme de la ville toujours en éveil et les lumières jamais tout-à-fait éteintes. Un brouhaha lancinant de murmures entrecoupés de cris, la respiration saccadée d'un poumon atrophié par les scories urbaines.
La Suzuki ne roule plus. Jo ne saurait où aller. Il n'a pas les moyens d'alimenter le réservoir assoiffé. Il stationne au même endroit, devant l'immeuble à la façade décrépie. Le matin, il part se réchauffer au cœur vibrant d'un foyer pour gens comme lui, avant de tendre la main devant une boutique aux senteurs de pain chaud et de caramel. Le soir, il réintègre son bercail de tôle bleu métallisé, son gîte avant la déchéance totale. Sournoise, la rue guette son premier faux pas ; d'un clin d'œil aguichant, elle l'invite à rejoindre ses compagnons d'infortune, ceux qui envient sa tanière d'animal traqué par la misère. Il la repousse de toutes les forces qui lui restent, conscient qu'un jour elle gagnera.
Il a peur. Plus que la faim qui tenaille, l'épuisement du corps et de l'âme ou le manque de tout, c'est l'angoisse qui le taraude, se retrouver à ciel ouvert, exposé à la vindicte des bien-pensants, cloué au pilori de la honte. Un reste de fierté circule dans l'habitacle, un vent léger de liberté souffle à travers la vitre entrouverte, il est encore un homme. Sale, désœuvré, errant, mais un homme debout.
Il aperçoit la femme qui sort aux premières lueurs des réverbères. L'heure des chats. Une silhouette entre deux âges ; la mise est simple, sans coquetterie aucune, cheveux mi-longs, imper écru, un sac grossier en bandoulière. Très vite il a chassé l'idée d'un métier honteux, elle n'en a pas l'allure.
L'attente vespérale commence à pimenter sa vie, les sorties nocturnes de l'inconnue ponctuent ses heures perdues à étirer le temps. Le point d'orgue qui le sort du néant. 
Dès son réveil, lorsque le sommeil a bien voulu l'accueillir en son sein, il espère la tombée du soir, le moment où il entendra le cliquetis des talons ferrés sur le pavé, comme un carillon au clocher de l'église qui déroule les heures, un rendez-vous avec lui-même. La femme ne sait rien du spectacle qu'elle offre à cet inconnu.
Il n'a plus l'âge de trouver un emploi, on lui a signifié en d'amères remarques qu'il était dépassé, le renvoyant à son faciès de perdant ou à son CV à trous. Il est arrivé qu'on le soupçonne, insinuant une possible incarcération ; Jo ne s'en est jamais tout-à-fait relevé.
Pourtant, depuis peu, il se surprend à redresser son dos courbatu par l'inconfort de la nuit, il accroche un pâle sourire à ses lèvres gercées, moins terrifié par l'image que lui renvoient les vitrines. Il se rase et s'est fait couper les cheveux à l'association.
Il aimerait la suivre dans ses errances nocturnes, mais n'ose pas. Pas encore, il ne veut pas l'effrayer, ne saurait trouver les mots. La femme n'est pas jeune, elle n'est pas belle, mais ses allées et venues intriguent Jo. Il aimerait entendre sa voix lui expliquer le pourquoi de ses pérégrinations sous la lune.

Mado a repéré la Suzuki bleue qui ne change jamais de place. Elle a entraperçu l'homme qui y passe ses nuits. Elle n'a pas peur, elle n'a plus peur de rien. La vie lui a joué tellement de vilains tours qu'elle ne risque plus grand-chose. Mado est veuve. Sa petite pension la nourrit à peine, et si elle a la chance d'avoir un toit au-dessus de sa tête, elle prie chaque jour de pouvoir le garder. Elle économise sou à sou. Son seul plaisir, gratuit, c'est d'admirer les vitrines des boutiques dans la grand-rue. De nuit, pour ne pas être tentée d'acheter. Elle garde un souvenir cuisant de l'unique fois où, dans son honnête vie, on a refusé sa carte de crédit, quand il a fallu déposer ses achats sur le tapis roulant de la supérette, devant le regard gêné de la voisine.
Elle aimerait parler à cet homme, savoir quel malheur l'a frappé pour qu'il en arrive là. Mais elle n'ose pas. Pas encore, elle ne veut pas le vexer, le mettre mal à l'aise. Alors elle rentre chez elle les mains vides après ses balades pour le plaisir du rêve, elle pousse la porte battante et s'enfuit sous le néon qui clignote avant de remonter dans son petit appartement.
Elle pense à l'homme. Elle pourrait lui apporter un thermos de soupe, le pull chaud de son défunt mari, mais ne sait comment s'y prendre. On est fragile quand on est pauvre. Un geste et il pourrait se mettre à pleurer comme un enfant, un sourire peut attiser une colère étouffée sous un surplus de malheur, une parole incomprise et l'on se ferme à jamais. Elle sait tout ça, Mado.
Elle se prend à imaginer une virée en auto. Si elle pouvait économiser encore un peu sur un superflu toujours plus ténu, elle pourrait lui offrir quelques litres de carburant. Ils feraient le tour du quartier en bavardant et riant. Elle fermerait les yeux sous les embruns iodés d'un bord de mer, et les ouvrirait à nouveau pour regarder la voisine, bien en face cette fois.

Jo a rassemblé son courage éparpillé, il se sent moins moche, avec des désirs de vie, presque des projets. Il redresse son buste, ajuste la fermeture éclair d'un blouson récupéré. La journée a été bonne, ses poches sont pleines – des touristes généreux –, il a de quoi s'offrir un peu d'essence. 
C'est la tombée du soir, il s'avance pour inviter la femme, une virée en Suzuki.

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