A la force du poignet

Dès l'enfance, je compris que je devrais utiliser la feinte et la dissimulation pour vivre ma vie comme je l'entendais. Aussi m'habituai-je très tôt à cacher mon genre derrière des cheveux courts, des habits de garçon, une démarche virile et une voix assurée. Mon père m'aimait assez pour tolérer ce qu'il considérait comme les toquades d'une future actrice. Je masquais ma passion véritable, l'escrime, derrière un goût immodéré pour les rôles masculins du théâtre. Père était le secrétaire du Comte d'Armagnac et nous passions l'hiver sur le domaine du seigneur. Je me souviens nettement du jour où le maître d'armes, un italien comme il se doit, m'offrit de participer à mon premier assaut.
J'avais treize ans. Il espérait redonner un peu de confiance au fils du comte, un piètre bretteur auquel il jeta en pâture ce qu'il pensait être un frêle débutant. Hélas pour eux, depuis deux ans je passais tout mon temps libre à observer les plus fines lames du duché et à m'entraîner avec la rapière d'apparat de mon père. Je voyais dans l'épée le moyen définitif de faire rendre gorge à quiconque entendrait me ramener à la pitoyable condition du sexe prétendu « faible ».
Ma vivacité naturelle constituait un atout majeur et le garçon qui me faisait face ne put même pas prendre mon fer. Assailli de coups d'estoc, il recula piteusement et finit par se retrouver en déséquilibre malgré les aboiements du maestro ; puis il s'affala sèchement sur son auguste fessier et un orage de jurons italiens s'abattit sur nous.
Je dus déployer tous mes talents d'actrice pour convaincre mon père de payer les leçons particulières de Spanzhoni. Pendant deux années, ce dernier m'enseigna le ballet mortel du duelliste. Le bretteur qui possède des doigts habiles, un poignet souple et vif, est dangereux ; mais s'il complète sa technique de main par un bon jeu de jambes, il devient la mort-même. La danse de l'épéiste le transforme en animal, aussi prompt à l'esquive qu'à l'attaque. Telle fut la leçon du maestro et elle fut bien apprise.
Je répétais chaque jour devant un miroir. Les heures passées à danser sur la pointe des pieds me prodiguèrent de longs muscles, puissants et souples. Je dépassais désormais en taille certains hommes adultes et battais à plate couture tous les élèves de Spanzhoni ; j'inquiétais même parfois le maître d'armes. Il me trouvait trop arrogante et me donna une leçon en me faisant affronter un jeune homme de mon âge, Charles de Castelmore, cadet du comté voisin. En cette année 1622, nous avions tous les deux quinze ans.
Le nobliau déployait une fougue et une force incroyables. Il me contraignit à défendre en permanence, ce qui n'était guère dans mes habitudes. J'eus l'impression d'affronter un fauve : seules ma technique et ma vivacité me permirent de faire durer l'affrontement. J'arrivai à placer quelques feintes dangereuses mais un fabuleux don d'anticipation comblait ses lacunes défensives. Une fois l'assaut rompu, son visage s'éclaira d'un franc sourire qui forçait la sympathie et il lâcha une plaisanterie avec un accent à couper au couteau. Je le détestai d'avoir osé me vaincre mais je ne pus le haïr vraiment.
Enhardi par ma défaite et ses allers-retours à la bonbonne de Lambrusco, Spanzhoni tenta ce soir-là de me déflorer. Une fois les invités partis, il me pria de rester pour évoquer la technique de Castelmore. Sans se soucier de mon assentiment, il se jeta sur moi pour m'embrasser. Je me débattis et il resserra son étreinte, cherchant à me soumettre. Son désir obscène me fit perdre tout contrôle ; je m'arc-boutai en saisissant la dague qui ne quittait jamais ma botte ; sans réfléchir je lui transperçai deux fois le flanc ; il s'abattit en hurlant.
Je l'insultai copieusement avant de m'enfuir. Je fonçai dans ma chambre pour rassembler quelques habits puis cambriolai le cabinet de mon père avant de passer aux écuries pour harnacher mon cheval. J'irai vivre ma vie à Paris, c'est décidé, me répétais-je en galopant à travers la lande ; une vie d'homme dans une ville où personne ne me connaîtra, une vie de théâtre et d'épée.
Je vécus dix années de bohème, jouant des farces à trois sous sur les marchés et les foires autour de Paris, bénéficiant parfois d'invitations pour remplacer un membre de la troupe du Bourgogne ou du Marais, hauts lieux du théâtre parisien. Je poursuivis mon éducation à l'art du duel et travaillai comme une damnée à devenir l'escrimeur parfait. Mon nouveau maître d'armes m'enseigna la qualité suprême du bretteur : la faculté d'adaptation au style adverse. Je m'initiai également aux jeux de l'amour, ce qui me permit de financer les leçons d'escrime : nombre de gentilshommes et de dames généreux tombaient sous le charme de ce comédien androgyne capable d'interpréter le matamore comme la pucelle.
Bientôt, mon aisance pécuniaire m'autorisa mes propres passions : je tombai folle amoureuse d'une actrice du Marais. La belle me le rendait bien et je dus jouer de l'épée pour réduire le nombre de ses prétendants. Las, l'un des nobliaux que je vainquis en duel dévoila mon identité aux parents d'Ysabel. Le scandale fut énorme et on enferma la jeune femme au couvent. Le soir où je m'introduisis dans le cloître pour la libérer, je dus affronter le plus formidable épéiste que j'eusse jamais croisé. Aucun des maîtres d'armes de Paris n'eût été de taille face à moi, mais le géant qui se tenait dans le couloir en cet instant déployait une escrime inouïe.
Les grands bénéficient de leur allonge mais leur taille diminue immanquablement leur vitesse. L'homme semblait ignorer cette loi physiologique et sa rapidité d'exécution dépassait l'entendement. Beaucoup d'adversaires criaient pendant l'assaut mais celui-là déclamait ! Il m'accablait d'insultes fleuries ou racontait sa vie d'une voix de stentor, mêlant des alexandrins approximatifs à ses coups monumentaux : « Votre pâleur, votre chétiveté font peur ; / votre mère en voyant ce qu'elle mettait au monde / dut renier son amant, se trouver peu féconde. / En vous transperçant l'os, j'abrège vos malheurs...».
Voyant qu'il avait fort à faire, le torrent de son verbe s'assagit quelque peu. Au détour d'une nouvelle tirade, je compris que notre affrontement était le fruit d'une méprise. Il était là pour délivrer une autre damoiselle et non pour m'empêcher de sauver mon amante. Il partit d'un grand rire et me serra dans ses bras immenses en me coupant le souffle. « Gascon ? » me demanda-t-il en s'éloignant à reculons ; « Gascon ! » répondis-je en brandissant fièrement ma lame vers lui. Ce soir-là, Cyrano devint mon meilleur ami.
Sa verve provocatrice, sa susceptibilité et son goût du défi lui valaient des duels innombrables. Il me raconta même qu'il avait une fois convoqué trois adversaires en même temps afin de les affronter tous ensemble. Attablés dans une auberge, nous évoquâmes sa dernière querelle : « Nous devons porter haut les couleurs de la Gascogne, mon ami ! La garde spéciale de Richelieu insulte et martyrise nos cadets... Leurs trois meilleurs hommes contre trois gascons : je compte sur vous, on va bien s'amuser ! »
On ne pouvait rien refuser à Cyrano : son enthousiasme et la vigueur de son amitié étaient contagieuses. C'est dans une aube de plomb que nous retrouvâmes nos adversaires sur le champ d'honneur. Ils portaient les couleurs sombres de la garde du cardinal. Je reconnus immédiatement notre compagnon : Charles de Castelmore avait forci et portait moustache mais son regard et son sourire avaient gardé leur franchise juvénile. Il me reconnut aussi et me salua. Il ne refusait pas de se battre aux côtés d'une femme et ne révéla pas mon identité à Cyrano, ce qui aurait mis fin à notre amitié. Le géant se tourna vers moi : « Vous connaissez déjà d'Artagnan ? Tant mieux ! Moins de palabre et plus de fer, en garde ! »
Dans la brume matinale qui s'accrochait aux herbes hautes, nous nous élançâmes gaiement vers nos adversaires...