Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. Peut-être suis-je plutôt quelque part, les yeux ouverts, à cheval entre lumière et ténèbres, l’esprit et l’âme oscillant entre espoir et désespoir, moments de bonheurs inouïs du passé et incertitude du présent s’entremêlant dans un abîme de noirceur et de mélancolie.
La perte du réseau commençait à rendre l’appel vidéo sur zoom flou, nous ne nous entendions plus très bien et il était temps qu’Etame et Ndiefi avec qui nous ressassions depuis plus de trois heures déjà les réminiscences heureuses et intemporelles de notre enfance nous séparions. Malgré la culture et la langue anglophone de Ndiefi, nous avions extraordinairement su nous intégrer l’un avec l’autre et voici que vingt-cinq années de notre vie venaient de se faire fourbir par l’autoritaire pinceau du temps
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_ “Etame n’essaie pas de traverser le portail là si tu n’as pas porté les tennis, je ne veux plus t’attraper les pieds-nus au stade et malheur à toi si tu reviens blessé, çà sera sans anesthésie cette fois!”
_ “D’accord mama !”.
_ “çà vaut aussi pour Ndiefi et Tobokbe qui font comme s’ils ne m’entendent pas là-bas au portail. Vous avez compris non ?”
_ “ Oui mama on a compris, on va porter les chaussures.”
Que nous fussions blessés ou pas n’était réellement pas un souci majeur. Ce qui nous importait en réalité, était de savoir si nos aînés malgré notre jeune âge allaient nous donner un heur pour exprimer ce que nous valions véritablement, en nous accordant quelques minutes sur le terrain.
Le torse nu, décharné et chaud, en harmonie avec la saison sèche et les 40°C de température qu’il faisait sous le soleil brûlant de la cité du soleil et du sable, Douala. Nous, contrairement à ce que pensait la maman d’Etame, nous complaisions à courir les pieds nus tantôt dans le sable chaud, tantôt sur les routes secondaires asphaltées, où le crissement plutôt déplaisant des vieilles boîtes de sardines “anny”, de laits en poudre “nido”, de bouteilles d’eau incurvées “supermont” traînant sur les goudrons se faisait entendre, à mesure que la vigueur de nos pieds projetait ces boites ; les forçant à nous accompagner au populaire petit terrain du bloc 7, dans le fier quartier de Bonamoussadi où les autres enfants et nous les soirs, allions singer les beaux gestes de ces grands joueurs de l’équipe nationale camerounaise de football que nous admirâmes tant. Ce n’était certes pas sur de belles pelouses vertes comme nous les vîmes à la télé, mais ce petit terrain ensablé et souvent boueux en saison de pluie, demeurait le seul lieu où nous souhaitions nous retrouver, pour partager le soir venu autour d’un ballon des instants uniques de bonheur.
Les après-midi au carrefour du bloc 7, c’étaient des klaxons de mototaxis et de véhicules, des motocyclistes appelés couramment “bendskineurs” se bagarrant pour un ticket de PMUC, des vendeuses de fruits au sourire fallacieux, des clients au bar du chef, de maigres cordonniers ambulants qui défilaient sur nos rues à longueur de journée, des enfants qui s’adonnaient à diverses activités ludiques dans leurs jardins, l’innocence et les étoiles dans les yeux, et bien sûr les vieux, grands et magnifiques arbres flamboyants qui habillaient nos routes et accotements des ombres de leurs branches si belles !
Malgré l'étonnante hétérogénéité sociologique, culturelle et linguistique des commerçants et habitants de ce quartier qui quittèrent de lointaines contrées isolées du pays pour s’installer dans la capitale économique douala, où se dessinait pour eux la perspective d’un avenir meilleur, le vivre-ensemble entre ces peuples disparates demeurait un succès.
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Le mois de janvier arriva enfin avec un seul mot suspendu aux lèvres de tous, la CAN (Coupe d’Afrique des Nations). Dans les rues, l’ambiance habituelle des après-midi de notre quartier s’éclipsait peu à peu pour laisser place à un paysage nouveau au silence ravageur et dépouillé de commerces. Les klaxons s’entendaient de moins en moins, les bendskineurs du carrefour avaient troqué leurs motos pour des bouteilles fraîches de bières, envahissant le bar du chef qui vit sa clientèle triplée lors des matchs de l’équipe nationale. Ces jours-là, même les filles désertaient les rues, les seules choses qui nous rappelaient notre quartier étaient les magnifiques branches qui tatouaient le bitume de leurs ombres majestueuses.
La nuit, les éclairs d’orage, suivis de fortes pluies qui tombaient uniquement la veille des matchs des lions du Cameroun démontraient à suffisance que même la nature coutumièrement ensoleillée de douala, cédait elle-aussi au phénomène naturel que symbolisait la CAN. Car comme dit un proverbe africain : « La pluie précède la victoire du lion ».
Il plut ce soir-là fortement. Après trente minutes de prolongations le capitaine du Cameroun Rigobert prit le ballon et se dirigea vers les buts pour le cinquième pénalty qui allait être décisif car nous n’avions manqué qu’un pénalty. A ce moment là, je sortis respirer un coup dehors, car l’intrépidité m’avait manqué ce soir là. Le silence dans la rue et dans le bar du chef que je pouvais voir de notre véranda était effroyable. Je crois qu’à cet instant là, le pays entier s’était mis debout comme un seul homme pour envoyer à Rigobert Song toute son énergie. Dans notre salon aussi, Etame, Ndiefi et mes parents étaient tous restés debout...
_ “Et buut!”, s’exclama le journaliste. Ndiefi mon ami anglophone au salon avait crié “goal tobok!” le diminutif de mon nom en sortant un charabia en anglais que lui seul comprenait. Nous prîmes immédiatement les couvercles des casseroles vides de la cuisine et allâmes dehors retrouver les adultes qui dansaient en s’embrassant, et nous frappâmes ces couvercles de toutes nos forces pour montrer à tous que tout nous était désormais permis, car nous étions champions d’Afrique.
Jamais n’avions nous pensé que les moments que nous vivions cette année là étaient des moments singuliers de construction de l’histoire commune de toute une nation. Pendant deux heures, un simple événement sportif rassembla tout un peuple de 256 ethnies, et la seule langue parlée désormais était celle de la victoire, de la fierté, du fort sentiment d’appartenance ragaillardi et de l’unité. Indépendamment de tout ce qui nous séparait, l’instant d’un match, nos différences s’étaient envolées et nous ne formions plus qu’Un.
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Sur le confortable lit de mon bel appartement de l’avenue de gaulles à Paris-Neuilly, les yeux ouverts dans le noir, je me remémorais ces beaux souvenirs aujourd’hui noyés dans de guerres sordides et injustes, des bains de sang entre frères qui autrefois ne formaient qu’un et m’interrogeais sur l’avenir de mon pays, murmurant en mon esprit...
Etions-nous dans le noir ou avions-nous les yeux fermés ? Qui aujourd’hui pouvait répondre avec hardiesse cette question ? Dans un pays désormais étiqueté par des crises socio-politiques, des tensions ethniques où la proximité sociologique accentuait les déchirures et où la langue coloniale héritée faisait resurgir les clivages entre anciennes colonies occidentales et orientales. Un pays où l’amour patriotique d’un frère à l’autre avait été pris en otage par les vils et pervers intérêts des imposteurs de la patrie.
Eclairé à présent par un soleil à moitié plein, et par l'obscure clarté des réverbères tourmentés de tristesse de la lune, l'histoire d’un peuple vassalisé, à la fierté spoliée s'assombrissait dans des journées plus vides les unes que les autres en éclat.
Le paysage d'un pays autrefois rayonnant des mille couleurs de son inestimable trésor: sa belle diversité, s'obscurcissait et s’immergeait paresseusement et inexorablement dans une sempiternelle noirceur.
Les imposteurs de la patrie, eux, l'esprit et la pensée submergé-e-s par la cupidité, les yeux fermés par de vils et obscurs intérêts, se convainquaient en dépit de tout de voir le soleil. Le peuple, lui, dans sa réalité n’était plus qu’éclairé par son ombre.