À hauteur d'Homme

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L'eau grise coule à ses pieds, le lave de sa tristesse et de sa solitude. Il pourrait rester des heures sous l'eau à oublier son corps et ses pensées, nu, sans identité. 
 
On frappe à la porte.
 
D'abord un coup, puis plusieurs, avec de plus en plus d'insistance.
 
— C'est bon, je sors. Laisse-moi le temps de me rhabiller !
 
Sa barbe a poussé, le vieillit. 
 
Ses cheveux sont plus gris que bruns désormais.
 
La lame émoussée de son rasoir glisse sur sa peau. Il peine à raser les poils récalcitrants, repasse encore une fois le rasoir au risque de se couper. 
 
Il sort sa chemise du sac, la renifle. Elle sent encore le parfum qu'il a essayé en magasin, une odeur boisée, avec une pointe de santal. Il se regarde dans le miroir : un homme neuf, avec des yeux bleus, deux lacs où se sont noyés tous ses rêves.
 
Il attend que la soirée ait vraiment commencé pour se fondre dans la masse. Il a envie d'appartenir à ces corps qui dansent au même rythme, de devenir invisible en se mêlant aux danseurs. Il sent de nouveau sa chemise, s'assure qu'elle sent bien le parfum, cette odeur rassurante d'homme des villes, puis se lance. 
 
Ces cours gratuits de Forro le réjouissent. N'importe qui peut participer. La fille lui sourit, ses gestes sont maladroits et saccadés, mais il lui tient la main et pause délicatement l'autre main sur son dos. Ils tournent, virevoltent, se trompent, mais elle continue à lui sourire. Puis la musique se termine. Ils se remercient chaleureusement et changent de partenaire. Encore une fois, elle lui sourit et ne semble pas gênée par sa gaucherie. Au contraire, elle lui murmure qu'elle débute, elle aussi. 
— C'est toujours difficile de commencer, surtout quand on guide. 
 
Et chacun de son côté se laisse entrainer par la musique chaloupée. Les visages s'enchainent et se confondent.  Il sent la chaleur des mains, le contact de l'autre, une vraie rencontre d'être à être. 
 
Personne ne lui demande qui il est ni d'où il vient. Il est là pour danser et sentir cette joie d'être vivant. Mais l'heure tourne. Il commence à regarder avec anxiété son montre. Il ne lui reste qu'une heure. Une seule petite heure pour se sentir vivant. La professeure lui propose une danse. Elle lui demande gentiment s'il accepterait de se rapprocher un peu plus près d'elle. Il se colle contre elle, sent sa tête contre sa tempe, son ventre rebondi. Cela fait des mois qu'il n'a pas connu une telle promiscuité, cela lui donnerait presque envie de pleurer. Il s'excuse d'avance pour sa maladresse, c'est un novice, il apprend. Alors elle lui propose de le guider :
— Tu dois juste sentir l'énergie qui passe entre nos ventres, nos cuisses, nos têtes.
 
Il se laisse porter, sent son odeur douce de chaude transpiration mêlée de parfum, une pointe de fleur d'oranger. Porté telle une liane sur un tronc, il oublie sa solitude, le froid, l'isolement, l'heure, le temps. Il est juste là, porté par ses pas.
 
La musique s'arrête, ils se saluent.
 
Il doit rentrer. Le centre pour SDF fermera dans moins d'une heure. 
 
Il regarde encore une fois le reflet de son visage, capture ce sourire qui le regarde. Oui, c'est cela, regarder en face, à hauteur d'Homme.

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