Nouvelles
Histoire d'art
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À fleur de peau
Diane Marnier <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
Le vitiligo, vous savez ce que c'est ? C'est une maladie qui décolore certaines parties de la peau. Moi, j'ai le vitiligo. Du coup, j'avais la peau noire et elle ne l'est plus tout à fait. Mes copains n'y font plus attention. Enfin, je crois... Mais c'est pas aussi simple pour moi. Surtout depuis que j'ai vu la sculpture sur l'esclavage installée à la mairie.
Quand j'étais au collège, on nous a bien expliqué que Bordeaux (c'est ma ville) avait été un port de commerce d'esclaves. On nous a bien prévenus que depuis quelques années des œuvres d'art sont installées pour que les gens sachent. « Bordeaux assume désormais son passé négrier », a dit Madame Kader, notre prof d'histoire. Alors j'aurais pas dû être étonnée de voir la sculpture de la mairie. Mais si. Je m'attendais pas à ça. Un arbre à trois branches, comme trois mâts de navire. Bon, ça, j'imagine que c'est pour les trois trajets que faisaient les bateaux dans le commerce triangulaire. Les cercles de fer qui entourent les trois bustes pendus aux branches ressemblent à ce qui entoure les tonneaux de vin. Dans une ville comme Bordeaux connue pour son vin, ça va, je comprends. Mais ce sont les visages aux yeux bandés qui m'ont fait bloquer. Ces personnes, à qui on a tout pris, ont l'air de ne plus voir qui ils sont. Ou qui ils étaient... Comme moi. J'ai toujours su que j'étais noire. Mais maintenant, ma peau est un peu blanche ! Est-ce que la nature a voulu me faire une blague ? Si c'est le cas, Mère Nature, t'es pas drôle !
Le titre de la sculpture c'est « Strange fruit ». Quand je suis rentrée à la maison, j'ai cherché d'où ça venait. J'ai trouvé une chanson de Billie Holiday. Enfin, ils disent que les paroles ont été écrites par Abel Meeropol, un prof révolté par les pendaisons de Noirs dans le sud des États-Unis dans les années 30. Les Noirs ne sont plus esclaves à cette époque là-bas, mais ils sont toujours victimes de racisme. Le père de Billie Holiday est mort à cause de ça. Il était très malade et les médecins ont refusé de le soigner parce qu'il était noir. Alors elle a accepté de chanter cette chanson. Elle dit : « Les arbres du sud portent un fruit étrange, du sang sur les feuilles et du sang sur les racines, des corps noirs qui se balancent dans la brise du sud... »¹. C'est quoi ces gens qui en vendent ou en pendent d'autres juste parce qu'ils ne sont pas de la même couleur ? Et ils auraient fait quoi de moi hein ? Une noire à la peau blanche ! Finalement, j'aime bien mon vitiligo ; parce que cette maladie, les racistes, ça les met bien dans la... ! Oups, pardon ! Disons que je les enquiquine bien.
¹ Southern trees bear strange fruit, blood on the leaves and blood on the root, black bodies swinging in the southern breeze...

« Strange Fruit » de Sandrine Plante
Sandrine Plante est un sculpteur figuratif français (elle insiste beaucoup sur le masculin de ce métier expliquant que c'est son énergie masculine qui crée) engagée sur les mémoires africaines de la nuit des temps à nos jours. Elle a créé l'œuvre « Strange Fruit » en 2019 où chaque esclave représente une émotion différente : la colère, la peur ou l'abandon.
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