8 mai 1944. Fin de la deuxième guerre mondiale.
Paris était dévasté. Mais malgré les bâtiments en ruine, les traces d'obus dans la rue, les marques noires d'incendies, malgré les souvenirs des proches disparus, morts dans quelque champ de bataille, parmi les cendres et la boue, malgré tout, les gens étaient heureux. Les Parisiens se tapaient dans le dos, pleuraient de joie dans les bras des voisins. On voyait des sourires surgir derrière les larmes.
Je marchais. Je contournais les décombres, j'avançais dans une direction bien précise mais sans savoir où j'allais.
J'éprouvais comme un grand vide qui m'empêchait de sourire. Je voyais des visages familiers quelquefois. Ils me faisaient un rapide signe de la main et retournaient à leur conversation.
Mes habits étaient sales et des cernes immenses s'étaient dessinés sous mes yeux, me donnant l'air d'un fantôme.
J'étais orpheline. Une orpheline majeure depuis quatre jours.
Quelques jours plus tôt, j'avais retrouvé le corps de mes parents. Ils étaient enfouis sous les décombres d'un immeuble détruit lors du bombardement qui les avait tués. Au début j'avais juste éprouvé une vague de frissons, puis j'avais pleuré. Je ne comprenais pas comment Dieu avait pu me faire ça, me laissant dans un désarroi terrible face auquel j'étais désarmée.
J'avais délogé leurs cadavres et les avais enfouis sous terre hors de Paris. Je m'en voulais de ne pas pouvoir leur offrir une sépulture digne de leur bonté sans égale, de leur résilience et de leur amour.
Dans la poche de mon père j'avais trouvé un livre -une pièce de théâtre- qu'il me lisait quand j'étais petite ; Le Cid, de Pierre Corneille.
La poussière avait sali la couverture du livre. A l'intérieur, ses pages étaient abimées, la tranche cornée. Sur la première page, mon père avait écrit des mots. Des mots encrés sur le papier avec le stylo qu'il gardait toujours dans sa poche. Un magnifique stylo plume que ma mère lui avait offert à leur mariage, vingt ans plus tôt. Ce stylo qui, de sa plume noire de geai, traçait encore et encore dans les divers carnets de mon père les lettres, les mots, les phrases de son élégante écriture. Ses poèmes, ses romanesques histoires qu'il nous lisait parfois au repas. Je connaissais toutes ses phrases par cœur, comme les poésies que l'on apprend à l'école. Mon père avait du talent pour trouver les mots justes et savait où les placer dans ses écrits. Il aurait pu être écrivain.
Mais il était ouvrier à l'usine, vivait dans un minuscule appartement au bord de la Seine, et avait ô combien de mal à subvenir aux besoins de sa famille.
Mais quand il écrivait, mon père oubliait tout. Son visage rajeunissait et ses traits se détendaient. Il gardait toujours des traces d'encre sur ses mains.
Que de mots avait-il tracés, comme cette phrase qu'il avait écrite sur la page de garde du Cid ; « Ma fille, mène ta vie où bon te semble et fais ce que tu as envie de faire. »
Dans la veste de ma mère j'avais trouvé un ancien billet d'entrée au théâtre pour l'avare, de Molière, une pièce que, du haut de mes seize ans, j'avais beaucoup appréciée.
Finalement, mes pas m'avaient conduite jusqu'au théâtre Mogador, entre autres grâce au billet d'entrée. Mon subconscient se remémorait les excellents moments passés avec mes parents, assis sur les fauteuils de velours rouge, au premier balcon, notre place favorite.
Combien de pièces des plus célèbres dramaturges avions-nous écoutées, vécues dans cette vaste salle ? Je ne pouvais les compter.
Le théâtre était un des seuls bâtiments encore debout. Ses façades étaient certes noircies par la cendre, mais le marbre blanc de ses escaliers était toujours clair et les rideaux à l'intérieur étaient restés pourpres, de la même couleur que le sang des innombrables champs de bataille que la guerre avait conservés.
Sans même réfléchir, je suis entrée. Par chance, la massive porte en bois n'était pas verrouillée.
Je fis le tour de la salle sans un bruit excepté celui de mes pas caressant la moquette. Je grimpai sur la scène et continuai vers les coulisses.
Tant de comédiens s'étaient tenus là, à se ronger les ongles dans l'attente de leur venue sur scène, répétant inlassablement leurs répliques à voix basse.
Une voix s'éleva derrière moi, depuis la scène. Une voix à peine sortie de la mue, mure sans parvenir à cacher une once tremblotante.
« - Que fais-tu ici ? »
Je me retournai lentement et sortis de la pénombre des coulisses.
Il se tenait au centre du plateau. Il était jeune, un peu plus âgé que moi peut-être. Sa chevelure noire n'était plus propre depuis longtemps et taillée au couteau sans égalité.
Nous écoutâmes le silence longuement. Lui regardait le livre de mon père que je tenais à la main.
« - Cette pièce est toute mon enfance », a-t-il dit simplement.
Je ne lui répondis pas. On entendait dans le timbre de sa voix à quel point il se rattachait à la vie, qui ne tenait qu'à un fil aussi facile à sectionner que la toile si laborieusement confectionnée d'une araignée.
Je lui souris et cela sembla le détendre.
Nous nous sommes assis au bord de la scène, les jambes ballotant dans le vide. Il m'a parlé de son enfance, de ses deux parents comédiens finissant leur tournée à Paris. Un soldat nazi les avaient tués et il avait dû se cacher plus de trois mois dans le théâtre.
Il éprouvait un désir immense de parler avec des humains.
Nous avons joué toute l'après-midi la pièce de Corneille, jouant à tour de rôle Don Diègue et Chimène, Rodrigue et le comte.
Le garçon, dont le prénom était Seb, révélait mot après mot un véritable don pour le théâtre.
Nous étions heureux de vivre ces moments d'allégresse ensemble. C'était de cela dont nous avions besoin ; rire, oublier cette vie passée qui ne nous apportait que colère, amertume et nostalgie.
Nous nous sommes embrassés, et sans avoir besoin de se parler, nous avons tous deux compris que nous ne pourrions plus vivre l'un sans l'autre.
J'ai songé alors à une phrase que m'avait dite mon père un jour :
L'amour n'est pas un jeu à jouer, c'est une vie à vivre.